Les pétroglyphes d'Oughtasar seraient plus de deux mille, répandus sur des kilomètres carrés. On ne sait pas bien les dater, certains les font remonter à 7500 ans avant J.-C. Peu à peu, la puissance du paysage autour s'atténue, elle nous libère, et roche après roche, on scrute mieux chaque détail, on se prend à respecter ceux qui venaient là graver leurs peurs et leurs espoirs, durant les trois mois d'été où ces terres sont accessibles.
Comment les imaginer, ces anciens hommes, marchant longtemps depuis la vallée? Étaient-ils comme nous portés vers le sublime de ce pays des pierres qu'ils découvraient? On avance parmi leurs œuvres, et c'est comme un pèlerinage à la limite extrême du temps humain, traces éparses pour faire trace, signes premiers peut-être qui se lèvent contre la mort, mémoire déjà, et qu'on aurait décidé d'écrire à même la terre.
Le vent s'est un peu levé, les couleurs et la lumière changent d'instant en instant. Il faut redescendre, et sur ces pentes extrêmes notre chauffeur fait des prouesses. Nous retrouvons bientôt l'herbe, le soleil revient par intermittence, et cela fait de grandes envolées de lumière qui courent parmi les fleurs. On s'arrête un moment pour attendre l'autre jeep. La montagne est couverte de fleurs, sorte de chicorées sauvages, scabieuses délicatement mauves, grandes gentianes, fleurs blanches, fleurs jaunes qu'on ne sait pas nommer... dans les herbes denses qui ruissellent au vent.
Ivresse de l'espace dans tout le corps. On domine d'ici toute la vallée dans la danse des ombres et des lumières, montagnes d'en face perdues dans la laitance des nuages, paysages qui se soulèvent et qui oppressent, qui dilatent tout ce qu'on respire, qu'on voit d'un seul pan du regard et qu'on voudrait enfoui en soi, manger presque. Le soleil rase les reliefs; il prépare à la nuit. En bas, on devine la retenue d'eau de Tolors et devant, Sisian étalée dans sa trouée verte.
On repart, plus détendus maintenant, plus vite. Le temps s'étale encore, rythmes du moteur, vallonnements qui ne s'épuisent pas. La boue encore, les bras sur le volant, l'intensité du regard dans la descente. L'herbe insensiblement devient moins verte, viennent des parcelles de blé. Nous sommes à deux mille cinq cents mètres peut-être d'altitude, et déjà le corps semble irrigué d'un vivant plus familier. On s'arrête à nouveau près d'une source pour boire, pour vérifier la jeep qui chauffe et fume. Puis la soif du retour, la piste qui file de plus en plus vite, pentes plus douces, premières maisons, bitume.
On pile derrière l'hôtel, notre chauffeur descend, il jubile, il va contre le mur, le frappe d'un grand geste heureux, gorge déployée, comme si le mur était cette montagne encore une fois vécue de part en part. Le café, dans le hall de l'hôtel. Nous sommes tous repus de l'aventure, chauffeurs comme passagers, peuplés de bruits, d'images, d'air. Je jouis de ce moment provisoire où les espaces prolongés, de vallée en vallée, naissent encore en soi, visions à l'écart pour un temps de la mémoire, corps qui veut revivre comme après l'amour les instants sublimes. Sona nous regarde en souriant, n'osant trop demander ce que c'était là-haut. Nous restons assis un moment, dans l'absolu, entre le vide et le plein, hébétés.