Nous partons quelques jours vers le sud, heureux de nous retrouver sans port d'attache, à même l'espace profond des paysages et des villages, mais vaguement inquiets des relations à venir entre Achot et Sona.
Elle arrive.
"Il faudrait qu'on se parle, A. et G. de l'agence sont venus hier soir à l'hôtel.
- Oui, ils nous ont téléphoné. Je monte à l'arrière avec vous."
Nous démarrons. Ce matin est lumineux sur la grande route presque droite qui file au travers de la plaine de l'Ararat, immense grenier fertile du pays. Les terres sont riches, irriguées depuis toujours, les maisons avenantes, l'espace intensément cultivé. Depuis Erevan, nous parlons avec Sona, très calmement, de ce voyage, de ce qu'il faut pour le faire mieux vivre, des non-dits à éviter, de ce que nous pouvons - et ne pouvons pas - accepter. Son corps et sa voix peu à peu qui se détendent, la mobilité du sourire retrouvé, l'écho des phrases plus fluide. Je regarde la campagne peuplée, sans histoire autre que la profusion des cultures, sans vrai relief. Sylvie croque au vol des photos de paysages, vitre ouverte.
"Regardez" dit Sona. À notre droite au sud-ouest, le Mont Ararat. On s'arrête. Voici notre regard à chacun pris par ces hauteurs enneigées, cinq mille mètres d'une forme simple de montagne, prolongée à gauche d'un second sommet, un enfant et sa mère, Sis et Massis. Image de la grandeur, mais qui protège, ampleur qui subjugue, mais qui réconcilie avec la terre. À quelques mètres de nous, un homme est torse nu, qui fauche à la main sa prairie, ruisselant de sueur, seule tache humaine perceptible dans cette immensité. Comment ne pas acquiescer à ce récit des origines: Noé, dont "l'arche s'est arrêtée sur les monts d'Ararat42", qui cultive la vigne et s'enivre.
Comment l'homme aurait-il pu rêver meilleure redécouverte du monde qu'ici, après le cataclysme du déluge? Tout est vert, à perte de vue, d'herbes et d'arbres.
Au long de la route, plus loin, les étals des paysannes qui vendent fruits et légumes, tous les cinquante mètres, quelques étagères, une balance, une femme. On fait nos emplettes pour le midi, des abricots ici, des pêches là, des pommes et des prunes plus loin... Monique progresse dans la maîtrise des chiffres ("még", "yérèk"43) et le commerce prend de l'ampleur. Comme à chaque fois, c'est l'extase devant les fruits, jeux des couleurs, chairs gonflées, bonheur physique de croquer.
"Je remonte à l'avant, je vais expliquer à Achot." Pendant que nous continuons de filer vers le sud, Sona parle longuement, d'une voix posée, presque didactique. À Yeraskh, impossible de continuer droit dans la plaine, la frontière avec le Nakhitchevan44 est fermée. On prend à gauche et très vite, ce sont les montagnes arides, amples, ouvertes, que la brume bleue du matin fait dialoguer avec le ciel. Parfois des failles, des vallées profondes, parfois des replats, zones vertes de prairies, d'arbres et de maisons agglutinés. Plus haut, l'herbe rase à nouveau et les fleurs, des étendues immenses de fleurs mauves qui vibrent sous le vent.
Quelques kilomètres, et l'univers a changé: ni cultures, ni maisons, peu de présence humaine, mais l'œil porté de relief en relief à la découverte d'une lumière toujours changeante, toujours modelant autrement le paysage. Au col de Tukh Manuk, arrêt près d'un petit marché, on lave les fruits à la fontaine, on complète les achats, et tous quatre nous constatons que, de manière inattendue, notre chauffeur devient souriant et serviable, il s'intéresse à nos achats, nous aide à laver les fruits... Nous entrons dans la province de Vayots Dzor le cœur léger.
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42 La Genèse, VIII, 4
43 un, trois
44 Le Nakhitchevan est une enclave entre l'Iran et l'Arménie, qui fait partie de l'Azerbaïdjan.
Une descente de plusieurs kilomètres et, face à nous, une immense muraille de pierre. À ses pieds, dans une zone d'éboulements, la silhouette lointaine de l'église d'Areni, et plus près, une autre faille profonde où coule la rivière Arpa. D'où nous sommes, le spectacle est saisissant de cette architecture à deux pas du ravin, et dominée elle-même par la montagne à pic. Quand on la construit, en ce début du XIVe siècle, le pays est sous occupation mongole depuis près de cent ans, les princes Orbelian qui règnent dans la région composent avec les Mongols, et l'art arménien continue de s'épanouir, dans des lieux tellement grandioses et précaires à la fois comme ici, qu'on ne peut s'empêcher de penser à ce contexte de l'histoire.
Franchir la rivière tout en bas, trouver le chemin raide qui remonte sur l'autre rive, et nous sommes sur le petit plateau qui domine le village. Toute l'herbe est grillée, presque blanche, à l'unisson des pierres à peine blondes du bâtiment. Dans ce vaste enclos de montagnes, il reste modeste, même quand on l'approche. Formes élancées, coupole en ombrelle, fluidité des nuances de pierres, presque diaphanes contre l'ocre rose des montagnes dans le lointain, tout ici danse légèrement dans la lumière.
À nouveau le charme opère, le corps avance envoûté, soumis au paysage, aux couleurs, à cette totalité qui fait que les sculptures ne peuvent se détacher des formes qui les portent, qu'on ne comprend pas d'abord l'édifice, mais qu'on s'y plonge.
Jamais je n'avais senti à quel point ces parcours du patrimoine étaient une expérience du corps, proche de l'incandescence amoureuse, poétique. Sans doute s'agissait-il d'une parole - ou de sa présence - posée là dans l'intimité d'un territoire, d'une foi, d'un peuple, que l'on venait entendre au creux de soi d'abord, avant de tenter le dialogue.
Au sud, petit tympan au-dessus de la porte, avec au soleil les traits fins d'une croix, qu'on a répétée à côté, comme en satellites de la première. À l'ouest au tympan dans l'ombre, une Vierge à l'enfant que l'œil discerne à peine dès l'abord, d'un ensemble végétal dense et d'entrelacs. La pierre elle-même est tachetée, de l'ocre à l'écru, et l'on ne sait pas bien à quel degré d'irréalité on se mesure. On s'approche, et ce qui n'était qu'un filigrane en bribes prend corps, les plis des vêtements, l'attitude frontale de la femme qui nous regarde et cet enfant sur ses genoux qui semble ailleurs. On s'approche encore, et les images se dérobent, reprises par la matière, le peu de relief, la profusion des courbes que Momik, le sculpteur, a su tisser, pour que rien ici ne s'affirme de manière péremptoire.
Parmi les grandes herbes blanches où l'on s'avance derrière l'église, des pierres tombales gravées: et c'est l'enchantement encore, parmi les lichens, des personnages d'autrefois, comme griffonnés dans la pierre, le musicien, l'homme près de son cheval, aux traits mongols qu'on a soulignés à dessein... L'histoire au bout des doigts, perdue dans l'herbe.
À Yeghegnadzor quelques kilomètres plus bas, on quitte la route principale à la recherche du musée de Gladzor. La petite ville s'étend parmi les arbres, sans vrai centre, et sans bien entendu aucune signalisation. Quête aux informations, un vieil homme puis un autre, puis une jeune femme qui monte avec nous, un kilomètre, un autre, la route grimpe, les maisons se dispersent. "C'est tout là-haut, aux dernières maisons." Achot trouve un peu d'ombre. Une ruelle de terre, et des khatchkars récents, alignés, qui signalent cette ancienne église qui sert de musée. Une vieille dame aux dents d'or nous accueille: "Chaque khatchkar, dit-elle, représente une discipline, la rhétorique, la grammaire, la logique, la sagesse, l'arithmétique..."
C'est ici la mémoire de l'université de Gladzor, dont on ignore l'emplacement exact (À Tanahat peut-être, où nous irons ce soir?), mais qui fut un foyer de rayonnement célèbre dans tout le territoire arménien et jusque dans la lointaine Cilicie. Lieu mystérieux, fulgurant - à peine soixante années d'existence - plus université que monastère, Gladzor accueillit dans ces lieux retirés jusqu'à quatre cents élèves, à partir de 1280. La salle est sombre, on a mis au mur une carte montrant tous les sites en relation avec Gladzor, et sous de petites vitrines, des reproductions de manuscrits.
Ici, Momik, le sculpteur d'Areni, déploie un art subtil de la miniature, tout comme à sa suite Toros de Taron, également poète. On se penche pour scruter l'admirable des couleurs, on respire côte à côte ces images aux histoires multipliées, on voit ces hommes le corps penché, creusant la langue, l'espace des traits, des couleurs. On déchiffre les scènes merveilleuses, forme à forme, l'économie des moyens, la puissance des regards, la lumière des vêtements. La dame parle, Sona traduit à distance, et nous sommes perdus dans cette évocation, naviguant dans la mémoire de ces créateurs complets de l'époque comme ceux de notre Renaissance.
En sortant, près de la porte sur une pierre tombale en partie illisible, ce beau visage aux yeux mongols, qui semble veiller là sur ce qui fut un lieu de l'esprit dont rien ne reste.
Nous voudrions monter à Spitakawor45, un ermitage perché dans la montagne à deux mille cinq cents mètres d'altitude. Un de nos livres décrit grossièrement l'itinéraire, sortir en montant du village, voir un panneau de signalisation au long d'une piste, mais prendre plutôt un sentier, puis atteindre des prairies d'estive et les abris des bergers... Les indications ne sont pas très claires. Je demande à la femme au sourire doré si c'est la piste ou le sentier, s'il y a deux itinéraires.
"Mais vous ne pouvez pas vous tromper, il n'y a qu'un chemin à suivre, traduit Sona.
- Il ne faudrait pas y aller en plein midi, c'est long, c'est mieux de partir à cinq heures du matin.
- On supporte bien la chaleur. On va déjeuner vite et on y va."
Pique-nique rapide à l'ombre de la grammaire, de la sagesse et de l'arithmétique. Marie-Andrée va rester là, avec Achot et Sona. On s'enquiert de la distance, sept kilomètres peut-être on ne sait pas trop, et sept cents mètres de montée. Sona s'inquiète. "Si nous ne sommes pas là à dix-huit heures, vous venez nous chercher..." On éclate de rire.
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45 Spitakawor: la vierge blanche.
Nous marchons d'abord à travers les maisons de Vernashen, encore à l'abri des arbres, au plus haut de cette coulée verte qui s'étale loin dans la vallée. Bientôt, c'est le soleil sur la piste, nous traversons le cours d'eau qui vient de là-haut, la pente est douce, le rythme est vif. Au sortir du village, premier arrêt: la piste monte à gauche, à flanc, elle fait visiblement une grande courbe, il y a bien un vieux panneau fléché. Et puis, tout droit, un petit sentier qui semble se perdre dans les roches. Par où passer? "Il n'y a qu'un chemin à suivre"... Monique et Sylvie préfèrent la piste bien tracée, plus longue peut-être mais plus sûre.
Très vite, le regard s'enivre du paysage. Là-bas, très au sud, les montagnes bleutées de brume de l'autre côté de la vallée de l'Arpa. À nos pieds, l'espace des hommes, arbres et maisons mêlés, et la tache rouge de notre bus dans la ruelle, minuscule déjà. Et la piste où nous avançons, qui suit ces immenses ondulations où le peu d'herbe qui a poussé au printemps est maintenant brûlé. Parfois quelques fleurs de chardon encore, et des touffes d'herbe plus jaune. Après quelques kilomètres, c'est toute la ville et les parcelles cultivées au loin qu'on embrasse.
L'air est chaud mais palpable, fluide. Il fait de la fraîcheur par moments sur nos corps trempés. On s'arrête, heureux de la terre, du rythme des pas, de leurs maigres bruits dans cet infini du paysage. Bientôt la pente devient rude, la piste continue ses boucles, tournant les crêtes. Plus aucun arbre depuis longtemps. À chaque détour, on aimerait découvrir l'autre versant, mais la courbe s'amplifie, la pente s'accentue.
Deux heures de marche ainsi, et toujours pas de trace des bergeries... Dans un petit replat un peu plus loin, la piste fait une branche, à gauche toujours les mêmes courbes qui montent en encorbellement, à droite elle descend. On prend à droite, après débat, pour découvrir l'autre côté, malgré la descente. Quelques dizaines de mètres, et voici l'autre vallée, avec bien plus bas les cabanes de bergers comme en chapelet le long du petit torrent qui doit naître dans le haut des montagnes en face, vers trois mille mètres d'altitude. On scrute tout autour la montagne lentement, sur les hauteurs...
"La voilà !
- Où ça?
- Là, plus bas."
On se rapproche, on pointe les doigts, les regards. La petite coupole de Spitakawor - "la vierge blanche" - semble très loin, sur l'autre versant à notre gauche. Nous avons sans doute trop monté, mais surtout pour l'atteindre, il nous faut descendre de cent cinquante mètres de hauteur peut-être, puis remonter d'autant. Encore au moins une heure !...
Nous dégringolons vite le sentier, les yeux rivés sur ce seul bâtiment dans l'immensité de ce côté de la montagne. En bas, une clairière, un ruisseau léger, l'ombre d'un arbre: Sylvie décide de nous attendre là, de faire la sieste. Elle nous laisse l'intimité de la fin du périple.
Nous partons sur une sente à peine marquée, nous n'avons en principe qu'à remonter ce vallon raide. Dans ce creux de la terre, la chaleur fait fournaise. Hautes herbes, buissons, la marque du passage devient précaire. La pente nous essouffle, on fait des pauses, le corps ruisselle. Nous ne voyons plus la coupole là-haut, cachée par les plis du terrain. Un moment, le sentier se dédouble, on file vers le haut, un moment encore et plus de sente, nous sommes sur un flanc raide de rochers, de buissons, de terre friable.
On cherche. Plus bas, de l'autre côté d'un ruisselet, la marque semble-t-il d'un sentier. Il faut descendre, on se tient l'un l'autre, on s'agrippe aux rochers, ton corps tremble. Nous reprenons la passe, buissons plus drus, pente abrupte maintenant qui fait nous arrêter tous les vingt mètres, l'impression du corps qui s'épuise, l'énergie qui coule hors de soi, l'entêtement des pas l'un après l'autre.
Enfin, au-dessus des arbres, l'ocre de la coupole là-haut, des mètres encore, et blottie dans la roche l'eau de la source qui coule, fraîche. Jouissance sauvage du corps qui boit, qui s'asperge, qui respire, l'eau et l'air ensemble. Je te regarde, heureux de ce bout du monde, délivré, renaissant. Nous rions. Devant nous, l'immense paysage qui dévale, l'œil se perd ici et tout le corps, on ne sait plus rien que cela, être arrivé.
Contre le ciel, le tambour et le toit, l'élégance comme une évidence. En s'approchant, ce n'est pas la mémoire qu'on atteint, c'est une extrémité de soi-même insoupçonnée, les pierres un peu plus nues après l'effort pour les atteindre, cette intensité du dialogue de l'œil et des images. Au sud, une grande croix moulurée sur la façade, et sur les pierres d'appareil, des petites croix incisées, en rythme, comme des fleurs ça et là d'un parterre, qui feraient danse dans la lumière et l'air.
Nous entrons dans une petite cour. Pierres au sol des murs qui se délabrent. À la porte de l'église, un tympan entouré de muquarnas46 qui font le plein cintre. Une Vierge à l'enfant sur le tympan, qui naît d'un fond uni de la pierre. Quelques traits creusés profond, qui font les plis des vêtements, des traits d'ombre dans le soleil, l'orbe des yeux dans le visage penché de la mère: on se tait devant ce simple chant d'amour, l'enfant, la mère, le ciseau sur la pierre de ce sculpteur intense, exact, économe.
Dehors à nouveau, nous allons du soleil à l'ombre, cherchant pourquoi les hommes de ce pays sont venus bâtir en ces lieux extrêmes une telle merveille. Quel était le ressort ultime pour cette énergie folle? Et pourquoi cet écart, ce vouloir d'exister aux limites?
Au soleil, une tombe rouge, de facture récente. C'est Garéguin Njdeh qui est enterré là. À la tête d'une bande de combattants arméniens, il lutte en 1912 aux côtés des Bulgares contre l'empire Ottoman, puis, allié aux troupes russes, contre les Turcs. Puis enfin et surtout, en 1921, il tient tête aux Turcs et aux bolcheviques en Siounie, déclarant une république indépendante de l'Arménie des montagnes, négociant avec Lénine son rattachement à l'Arménie soviétique avant de s'exiler, puis de mourir dans les prisons soviétiques en 1955. Les restes de celui qui a sauvé l'unité du territoire sont transportés là, en 1983, en grand secret, par un groupe d'intellectuels. Le héros au cœur de l'ermitage. La vierge blanche qui veille sur le combattant des montagnes. À l'écart, dans l'inaccessible. Là où le paysage crée tous les décors de l'âme.
Nous restons en silence, à l'ombre, abreuvés, imprégnés d'une présence insaisissable. L'impalpable de la silhouette des pierres. Je te prends l'épaule, je m'assure de toi, pour ne pas prendre peur peut-être de cetteplénitude, elle qu'on sait si précaire.
Nous reprenons de l'eau fraîche à la source, les pas de la descente sont rapides, la clairière déjà, les arbres, le sentier qu'on avait perdu. Le sentiment qu'on laisse là comme un exil essentiel de soi-même, une part de nudité. L'herbe est plus souple et simple sous nos pieds. Le monde est rassurant, plus loin, Sylvie est assise à l'ombre qui nous attend.
C'est un vrai sentier maintenant, le pli de la terre s'évase, voici les cabanes d'été des bergers, certains là-haut avec leurs bêtes, d'autres qui nous entendent et sortent, qui nous saluent, ébahis. On passe à gué deux fois le ruisseau qui s'élargit, nous marchons vite, sous le soleil plus doux vers cette impressionnante gorge, très étroite, où le sentier s'engouffre. Un moment d'ombre, le voisinage d'énormes rocs, on remonte, redescend, les pierres toujours, le vent dans la gorge sur elles et sur nous.
Bientôt la lumière, des enfants qui jouent au loin, en contrebas dans une tenue d'eau et puis là-bas la trouée verte de Vernashen. Marcher encore, descendre, le corps endolori, la mémoire qui se vide, le temps qui passe. Nous retrouvons la piste, des jeunes nous regardent qui filent vers le village. Les premières maisons, les arbres, plus de cinq heures que nous marchons, il est dix-huit heures bien passées. Devant le mini-bus, tout un groupe nous attend, la femme du musée, quelques hommes, des enfants. "Vous savez, dit Sona, les étrangers ne vont pas là-haut à pied, vous êtes comme des Arméniens !" Un temps, puis: "Vous avez vu la tombe près de l'église?" Oui, nous racontons, fragments de ce qui reste indicible, le vécu de la marche, la présence, l'intense du lieu... Je donne à Sona une bouteille emplie d'eau de la source là-haut. Elle sourit, heureuse. Nous saluons tous ceux d'ici, visages diaphanes de l'au-revoir.
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46 Muquarnas: décor formé d'alvéoles, d'influence islamique.
La route vers Tanahat monte aux flancs du Mont Tek'sar. Bonheur des corps épuisés par la marche qui s'apaisent devant le paysage qui s'ouvre. À cette heure, le soleil fait des reliefs, il porte l'œil encore dans la lumière pure d'avant le soir et c'est, à des kilomètres alentour, très loin, l'ocre bleuté des hauteurs et des vallonnements, tandis qu'ici, de ce côté de la montagne, la blondeur brûlée de l'herbe rase nous imprègne.
Un virage encore, et le regard s'arrête: Tanahati vank, sur un repli là-haut, corps noir de basalte contre l'aridité des monts. On approche, fascinés par ce rayonnement inverse, l'église absorbe la lumière, elle découpe dans la terre une absence.
Plus près, les pierres multiplient les nuances de gris et le corps se détend, renouant le dialogue entre le ciel, la lumière et l'appareillage des murs. Des ascètes ont habité ce lieu dès le VIIIe siècle, mais cette église élancée date des années 1270. Douze faces à la coupole haute, douze secteurs à son toit d'ombrelle. Devant, le noir des pierres atténue les lignes des volumes, il fait la compacité du lieu, cette énergie ramassée qui appelle. Et l'on scrute alors de plus près l'ajustement étrange des pierres grises, presque roses parfois, et les quelques signes sculptés, semis de représentations dérisoires dans l'intensité nue: quelques croix évidées, un lion contre un bœuf, affaissés, comme aveuglés par la lumière du soir. Au petit tympan de la porte, une scène improbable, comme une esquisse, d'un cavalier qui transperce de sa lance un animal.
Nous passons du soleil à l'ombre, le regard suit les pierres taillées en biseau, les découpes pour l'assemblage. À l'est, au-dessus d'un cadran solaire, deux colombes qui boivent au même vase, et plus loin cette étrange scène d'un rapace qui tient une colombe enserrée, qui l'entoure et la pique de son bec à la gorge, tandis que celle-ci fait de même. Violence ou tendresse? Les deux corps arrondis s'enlacent presque dans une danse douce, mais chacun blesse profondément l'autre. Les images qui font les histoires sont peu nombreuses, elles marquent le regard, elles creusent l'imaginaire, mais on n'y accède qu'après s'être soumis à ce rayonnement noir de l'ensemble où le corps s'est d'abord engouffré. Comme si la présence était nue d'abord, dense, vide de tout signe, et qu'ensuite seulement, le dialogue des hommes pouvait naître.
Nous prenons de la distance. Au sud, devant l'ampleur des montagnes qui apaise, les murets en ruines de ce qui fut peut-être l'université de Gladzor. Et des khatchkars anciens, à la beauté poignante, certains de pierre noire, d'autres aux lichens dorés sur l'ocre rose d'autres pierres, les croix graciles toujours et les motifs entrelacés, certains debout, d'autres penchés, en fragments. Deux photographes arméniens partagent avec nous ce site: comme les nôtres, leurs silhouettes vont et viennent dans le silence presque, elles s'isolent puis se rejoignent, échangeant à mi-voix des phrases courtes. Comme les nôtres, elles sont dans l'errance, elles boivent la mémoire.