Une descente de plusieurs kilomètres et, face à nous, une immense muraille de pierre. À ses pieds, dans une zone d'éboulements, la silhouette lointaine de l'église d'Areni, et plus près, une autre faille profonde où coule la rivière Arpa. D'où nous sommes, le spectacle est saisissant de cette architecture à deux pas du ravin, et dominée elle-même par la montagne à pic. Quand on la construit, en ce début du XIVe siècle, le pays est sous occupation mongole depuis près de cent ans, les princes Orbelian qui règnent dans la région composent avec les Mongols, et l'art arménien continue de s'épanouir, dans des lieux tellement grandioses et précaires à la fois comme ici, qu'on ne peut s'empêcher de penser à ce contexte de l'histoire.
Franchir la rivière tout en bas, trouver le chemin raide qui remonte sur l'autre rive, et nous sommes sur le petit plateau qui domine le village. Toute l'herbe est grillée, presque blanche, à l'unisson des pierres à peine blondes du bâtiment. Dans ce vaste enclos de montagnes, il reste modeste, même quand on l'approche. Formes élancées, coupole en ombrelle, fluidité des nuances de pierres, presque diaphanes contre l'ocre rose des montagnes dans le lointain, tout ici danse légèrement dans la lumière.
À nouveau le charme opère, le corps avance envoûté, soumis au paysage, aux couleurs, à cette totalité qui fait que les sculptures ne peuvent se détacher des formes qui les portent, qu'on ne comprend pas d'abord l'édifice, mais qu'on s'y plonge.
Jamais je n'avais senti à quel point ces parcours du patrimoine étaient une expérience du corps, proche de l'incandescence amoureuse, poétique. Sans doute s'agissait-il d'une parole - ou de sa présence - posée là dans l'intimité d'un territoire, d'une foi, d'un peuple, que l'on venait entendre au creux de soi d'abord, avant de tenter le dialogue.
Au sud, petit tympan au-dessus de la porte, avec au soleil les traits fins d'une croix, qu'on a répétée à côté, comme en satellites de la première. À l'ouest au tympan dans l'ombre, une Vierge à l'enfant que l'œil discerne à peine dès l'abord, d'un ensemble végétal dense et d'entrelacs. La pierre elle-même est tachetée, de l'ocre à l'écru, et l'on ne sait pas bien à quel degré d'irréalité on se mesure. On s'approche, et ce qui n'était qu'un filigrane en bribes prend corps, les plis des vêtements, l'attitude frontale de la femme qui nous regarde et cet enfant sur ses genoux qui semble ailleurs. On s'approche encore, et les images se dérobent, reprises par la matière, le peu de relief, la profusion des courbes que Momik, le sculpteur, a su tisser, pour que rien ici ne s'affirme de manière péremptoire.
Parmi les grandes herbes blanches où l'on s'avance derrière l'église, des pierres tombales gravées: et c'est l'enchantement encore, parmi les lichens, des personnages d'autrefois, comme griffonnés dans la pierre, le musicien, l'homme près de son cheval, aux traits mongols qu'on a soulignés à dessein... L'histoire au bout des doigts, perdue dans l'herbe.