Deux heures et mille récits ou presque, des fragments qui s'entrelacent, dentelles des bribes humaines. C'est à Toronto aujourd'hui, on tourne un film historique sur des événements à Van, en 1915. C'est une photographie d'une mère et son enfant, et c'est l'enfant sauvé des massacres, devenu peintre qui en fait un tableau. C'est un film dans un film, à Van, et l'on voit le Mont Ararat en toile de fond mais ce n'est qu'un décor car "de Van on ne voit pas l'Ararat". C'est un jeune homme qui voit ces images qu'on fabrique, qui part là-bas en Turquie, filmer ses racines arméniennes, pour que cela, qu'on filme à Toronto, soit plus vrai. Il est au lac de Van, à l'église d'Aghtamar, il est à Ani, il tente de comprendre, l'histoire à rebours qu'il ne sait pas, l'Arménie qu'il ignore, là en Turquie. Des lieux de mémoire et des ruines il fait des images. C'est un douanier qui soupçonne ces images de n'être que de la drogue. C'est ce qu'on oublie, d'une génération à l'autre. C'est ce qu'on transmet, sans le savoir souvent, repères dans les lieux de l'enfance, familles morcelées, langues encore qui nous soudent.
L'identité à laquelle on croit échapper toujours, mais qui nous enserre, images mouvantes, à notre insu, images d'images, qui nous fondent. "Les images ne montrent rien, elles peuvent simplement porter une mémoire, parce qu'elles font partie d'un héritage.63" Mais la mémoire et l'héritage sont en loques, pour les Arméniens de Toronto comme pour nous tous, Egoyan montre admirablement comment les histoires individuelles forgent des références multipliées, partielles, partiales. Vertige immense des représentations où nous errons, hantés des signes fondateurs, hantés d'une histoire impossible à établir: "Ce que nous appelons "la vérité" est fait de choses auxquelles nous avons besoin de croire à un moment donné de notre vie.64"
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63 Philippe Huneman, L'irréconciliation: d'Aghtamar à Toronto et retour, critique du film.
64 Atom Egoyan, entretien avec Michèle Halberstadt à propos du film.