Ketcharis
Le bac à bougies
Aghitou
Une pierre tombale
Geghard
Des femmes vendant leurs gâteaux
Tegher
Croix sur les pierres de la façade
Areni
Pierre tombale près de l'église
Noradouz
Le troupeau qui rentre au village
Makaravank
Église principale • Motif polylobé
Yovhannavank
Église St-Jean-Baptiste • Le tympan, parabole des vierges
Erevan
Manuscrit au Matenadaran
Edjmiadzin
Église Shoghakat • Détail de la façade ouest
Gochavank
Le monastère vu du bas de la colline
Tatev
Motif sur le tambour de la coupole
Haghbat
Église St-Signe • Les donateurs, Sembat le roi et son frère Gourguen
Sevan
L'église des Saints Apôtres et le lac
Bjni
L'église Saint-Serge
Ererouk
Restes de la façade
Kobayr
Visage du Christ de l'abside
Gochavank
Tympan • Chapelle de l'Illuminateur
Moro dzor
Chemin dans le village
Noradouz
Détail d'un khatchkar

Terre perdue
dans l'entre monde
peuple dispersé
comme jamais témoin
de notre devenir.


Terre précaire
depuis toujours
entre la résistance
et l'universel.

Dimanche, ce matin. Est-ce pour cela qu'Achot a souhaité ne partir qu'à dix heures?

En l'attendant, nous décidons d'une balade au Vernissage36. Dès qu'on s'éloigne un peu de la Place de la République, les rues d'Erevan prennent un air de campagne: herbe entre les dalles, des arbres, des buissons presque et surtout cette sensation d'espace un peu délaissé, à l'écart, dans les zones sans voitures. Le Vernissage est le rassemblement de fin de semaine, au long d'une large trouée piétonnière, de ceux qui vendent. Des marchands patentés, mais aussi tout un chacun qui cherche à monnayer quelques objets.

C'est l'heure où les "exposants" arrivent. Le retraité aligne avec minutie des ciseaux à bois, des clés plates, des tournevis, des bobineaux de fil électrique. Plus loin, des engrenages, des lampes de bureau, un ventilateur... Plus loin encore, des casquettes et des chapeaux. Objets usagés pour la plupart, mais que chacun dispose avec précaution pour une mise en valeur théâtrale. Puis des stands de livres, librairie à multiples facettes, des livres d'art des temps soviétiques aux policiers lus et relus qui s'empilent dans des caisses. On feuillette, on achète. Peu de monde encore dans le matin, peu de bruit, les vendeurs s'interpellent mais dans le calme, avec cette pudeur presque des Arméniens qui fait qu'ici on se sent loin des grouillements de l'Asie ou des pays arabes.

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36 Vernissage est le mot même employé par les Arméniens.


Nous partons vers l'ouest dans la chaleur déjà. Banlieue connue maintenant d'Erevan, puis belle route dans la plaine fertile. Partout des vergers à perte de vue, de grosses pêches jaunes dans les arbres. La chaleur monte vite aujourd'hui, le ciel devient blanc, la brume court au loin dès qu'on domine un peu le paysage, accentuant son ampleur. On traverse Armavir, puis des villages, et bientôt, au bout d'une longue ligne droite, voici le grand clocher à trois arches de Sardarapat, sur la colline, et en haut des marches imposantes, les statues récentes de tuf rouge: d'immenses taureaux qui se font face, entre le grandiose et le grandiloquent.

Mais Achot nous dépose plus loin, près d'un vaste bâtiment moderne, volume de pierre fermé sur lui-même, dont on peine à trouver l'entrée. Au musée de Sardarapat, des jeunes femmes nous accueillent, elles seront deux à tour de rôle pour nous guider en français, dans cet espace ample et austère à la fois, de grandes salles en couloir qui font un parcours en carré, une architecture massive, des pierres comme celles des églises, des voûtes épurées qui scandent les volumes. Ici, tout est clos, la lumière ne vient que d'une cour intérieure. Ici, c'est à nouveau le chant de l'âme arménienne, lové sur lui-même, dans ce lieu de mémoire perdu.

La jeune femme nous entraîne dans un endroit sombre, devant une vaste maquette en relief de l'Arménie historique, les trois grands lacs, le haut plateau montagneux qui cimenta les peuples, le Caucase, la Mer Noire. Elle montre Sardarapat sur la carte. Elle dit: "C'est le lieu d'une bataille ici, en 1918. En Turquie, il y avait eu les massacres des Arméniens en 1915, mais les Russes étaient là. Ils ont quitté le Caucase du Sud après la révolution de 1917. Et l'Europe est occupée à la guerre. Alors, au printemps 1918, l'armée turque franchit la frontière, ils prennent la ville d'Alexandropol37 au nord, ils marchent sur Erevan ils veulent éliminer tous les Arméniens. Mais les prêtres rassemblent la population, tout le monde, ils viennent avec les militaires ici, du 22 au 26 mai, et tous les Arméniens arrêtent les Turcs..."

Elle marque un temps dans sa voix chantante, elle nous regarde, hésite, puis plus bas: "S'ils n'avaient pas gagné, nous ne serions pas là aujourd'hui, avec vous." Elle sourit tristement presque, comme si tout le poids de l'histoire, les innombrables violences d'ailleurs et d'ici sur son peuple, sur les autres, remontaient de son corps vers le visage. Le 28 mai 1918, une république indépendante d'Arménie est proclamée, qui vivra difficilement jusqu'à fin 1920, quand l'armée rouge pénètre dans le territoire.

Musée de Sardarapat (Provenance Dvin Ier siècle av JC)
'...à gros traits, debout, dansant peut-être...'

Nous avançons dans les espaces, on parcourt l'histoire et tout ce qui a tissé cette culture. L'écriture cunéiforme des ourartéens38 sur une stèle, sur une autre des silhouettes à gros traits, debout, dansant peut-être, d'anciennes jarres à vin, la vie des villages, l'irrigation, les sculptures des khatchkars, les fêtes, les vêtements, les tapis... Un moment, celle qui nous guide nous montre le doudouk, cet instrument de musique fait de bois d'abricotier, apanage des bergers arméniens d'autrefois.

Et dans cette marche austère, presque pauvre mais fière, parmi les objets de cette culture en résistance depuis des siècles, j'entends dans ma mémoire longuement la plainte sourde - mais si profonde qu'elle touche à l'intensité de la joie - de cette musique, entre le souffle et le son. Je revois cette inscription sur un disque de Djivan Gasparyan, le grand joueur de doudouk, "Dans mon univers, je n'ai nulle douleur". Nulle douleur d'être dispersé, démembré, en exil de soi depuis si longtemps. Nulle douleur, mais la mémoire dans l'intérieur, dans l'espace massif des volumes et des pierres.

Nous montons à l'étage et là, à chaque extrémité du vaste volume en couloir, deux petites fenêtres, les seules ouvertures vers l'extérieur du bâtiment. L'une regarde au nord vers le massif de l'Aragats, l'autre au sud vers l'Ararat. L'une vers ce qu'on peut éprouver de soi-même, l'autre vers le rêve en exil.

La dernière salle montre des fragments de mémoire de la bataille d'ici, vieilles photos, tracts, quelques cartes... Maigres objets pour marquer le réveil improbable d'un peuple. Nous passons devant ces traces, sans voix, comme gênés d'une intimité qu'on surprend, qui ne vous appartient pas.

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37 Aujourd'hui Gyumri
38 L'Ourartou est le nom que les Assyriens ont donné au royaume qui a occupé grosso modo le territoire de ce qui deviendra l'Arménie historique. La mention des ourartéens apparaît dès le XIIIe siècle avant JC. Voir plus loin Retour à l'origine.


Nous sortons. Soleil blanc brûlant. Devant nous, une très longue allée dallée avec au milieu des rosiers. Nous y marchons. Au loin, des villages que j'imagine dans la profusion des fruits et des légumes de cette terre riche. Plus loin encore, sans doute perdu dans la brume, l'Araxe fleuve frontière. Nous marchons très lentement dans ce dépouillement extrême, dalles de béton et rosiers nains. De chaque côté, quelques buissons.

Bientôt, nous sommes au mur de la victoire, demi-cercle de plus de cinquante mètres de longueur orné de bas-reliefs. Quelques Arméniens sont là qui comme nous goûtent son ombre. L'esplanade est nue, triste, les sculptures sur le grand mur semblent de trop, peut-être que célébrer la gloire du vainqueur est ici hors de propos, on aimerait garder en soi le chant unique du dépouillement, une rumeur entre la mémoire, la mort et ce qui lui résiste, ce qui fait écho de la grandeur humaine et non ce qui fait victoire. Plus loin, on s'arrête sous l'ombre légère d'une touffe de tamaris. Devant, la brume blanche des lointains dans la chaleur.

Il est tard. Nous aimerions manger à l'ombre, et boire si possible.

"On va rouler, dit Sona

- Mais on s'arrête avant Edjmiadzin? Même dans un café, on pourrait boire frais."

Échanges avec Achot: "On va essayer."

La route inverse sous la chaleur intense, Armavir à nouveau, puis les vergers et leur ombre - il y ferait bon pour le repas. On le dit, mais Achot roule. Achot roule, le temps passe. Voici bientôt l'entrée d'Edjmiadzin, il y a des cafés, puis un jardin public avec des arbres et des bancs. On dit: "Là, là !...", mais Achot roule, tourne dans la ville, finit par entrer difficilement dans un parking déjà bien rempli, cars à touristes, voitures...

"Il n'y a qu'à manger là.

- Mais ce n'est pas possible ! On va retourner au jardin." La tension monte.

- "Ce n'est pas permis" dit Sona, gênée.

Nous restons là, en quête d'un coin d'ombre, sans tous pouvoir nous asseoir, à l'abri des pots d'échappement, que les chauffeurs attendant leurs touristes rendent actifs à qui mieux mieux. Nous mangeons vite.