Nous partons vers l'ouest dans la chaleur déjà. Banlieue connue maintenant d'Erevan, puis belle route dans la plaine fertile. Partout des vergers à perte de vue, de grosses pêches jaunes dans les arbres. La chaleur monte vite aujourd'hui, le ciel devient blanc, la brume court au loin dès qu'on domine un peu le paysage, accentuant son ampleur. On traverse Armavir, puis des villages, et bientôt, au bout d'une longue ligne droite, voici le grand clocher à trois arches de Sardarapat, sur la colline, et en haut des marches imposantes, les statues récentes de tuf rouge: d'immenses taureaux qui se font face, entre le grandiose et le grandiloquent.
Mais Achot nous dépose plus loin, près d'un vaste bâtiment moderne, volume de pierre fermé sur lui-même, dont on peine à trouver l'entrée. Au musée de Sardarapat, des jeunes femmes nous accueillent, elles seront deux à tour de rôle pour nous guider en français, dans cet espace ample et austère à la fois, de grandes salles en couloir qui font un parcours en carré, une architecture massive, des pierres comme celles des églises, des voûtes épurées qui scandent les volumes. Ici, tout est clos, la lumière ne vient que d'une cour intérieure. Ici, c'est à nouveau le chant de l'âme arménienne, lové sur lui-même, dans ce lieu de mémoire perdu.
La jeune femme nous entraîne dans un endroit sombre, devant une vaste maquette en relief de l'Arménie historique, les trois grands lacs, le haut plateau montagneux qui cimenta les peuples, le Caucase, la Mer Noire. Elle montre Sardarapat sur la carte. Elle dit: "C'est le lieu d'une bataille ici, en 1918. En Turquie, il y avait eu les massacres des Arméniens en 1915, mais les Russes étaient là. Ils ont quitté le Caucase du Sud après la révolution de 1917. Et l'Europe est occupée à la guerre. Alors, au printemps 1918, l'armée turque franchit la frontière, ils prennent la ville d'Alexandropol37 au nord, ils marchent sur Erevan ils veulent éliminer tous les Arméniens. Mais les prêtres rassemblent la population, tout le monde, ils viennent avec les militaires ici, du 22 au 26 mai, et tous les Arméniens arrêtent les Turcs..."
Elle marque un temps dans sa voix chantante, elle nous regarde, hésite, puis plus bas: "S'ils n'avaient pas gagné, nous ne serions pas là aujourd'hui, avec vous." Elle sourit tristement presque, comme si tout le poids de l'histoire, les innombrables violences d'ailleurs et d'ici sur son peuple, sur les autres, remontaient de son corps vers le visage. Le 28 mai 1918, une république indépendante d'Arménie est proclamée, qui vivra difficilement jusqu'à fin 1920, quand l'armée rouge pénètre dans le territoire.
Nous avançons dans les espaces, on parcourt l'histoire et tout ce qui a tissé cette culture. L'écriture cunéiforme des ourartéens38 sur une stèle, sur une autre des silhouettes à gros traits, debout, dansant peut-être, d'anciennes jarres à vin, la vie des villages, l'irrigation, les sculptures des khatchkars, les fêtes, les vêtements, les tapis... Un moment, celle qui nous guide nous montre le doudouk, cet instrument de musique fait de bois d'abricotier, apanage des bergers arméniens d'autrefois.
Et dans cette marche austère, presque pauvre mais fière, parmi les objets de cette culture en résistance depuis des siècles, j'entends dans ma mémoire longuement la plainte sourde - mais si profonde qu'elle touche à l'intensité de la joie - de cette musique, entre le souffle et le son. Je revois cette inscription sur un disque de Djivan Gasparyan, le grand joueur de doudouk, "Dans mon univers, je n'ai nulle douleur". Nulle douleur d'être dispersé, démembré, en exil de soi depuis si longtemps. Nulle douleur, mais la mémoire dans l'intérieur, dans l'espace massif des volumes et des pierres.
Nous montons à l'étage et là, à chaque extrémité du vaste volume en couloir, deux petites fenêtres, les seules ouvertures vers l'extérieur du bâtiment. L'une regarde au nord vers le massif de l'Aragats, l'autre au sud vers l'Ararat. L'une vers ce qu'on peut éprouver de soi-même, l'autre vers le rêve en exil.
La dernière salle montre des fragments de mémoire de la bataille d'ici, vieilles photos, tracts, quelques cartes... Maigres objets pour marquer le réveil improbable d'un peuple. Nous passons devant ces traces, sans voix, comme gênés d'une intimité qu'on surprend, qui ne vous appartient pas.
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37 Aujourd'hui Gyumri
38 L'Ourartou est le nom que les Assyriens ont donné au royaume qui a occupé grosso modo le territoire de ce qui deviendra l'Arménie historique. La mention des ourartéens apparaît dès le XIIIe siècle avant JC. Voir plus loin Retour à l'origine.