Gndevank. Depuis hier, je m'escrime à (mal) prononcer ce nom, ce qui fait rire Sona. On répète ensemble, ça donne quelque chose comme "Geundévank", avec le "eu" à peine prononcé.
Quelques kilomètres au sud de Vayk, l'Arpa fait un coude vers le nord, et sa vallée se restreint bientôt à une large faille, dominée par de hautes falaises, verticales, avec à leurs pieds d'énormes éboulis. Le route que nous suivons suit la rivière au creux de la faille. Elle est truffée d'ornières et parfois de grosses roches l'encombrent, obligeant Achot à une prudente lenteur. Une dizaine de kilomètres sans âme qui vive, qui semblent interminables, et l'on s'enfonce dans l'ombre resserrée de la gorge, avec parfois l'échappée du soleil sur le relief des hauteurs.
Un peu d'espace enfin, dans une clairière le soleil qui apparaît, mais la route au devant est coupée. Des travaux. On s'arrête, dépités, quand soudain je découvre à gauche un petit panneau indiquant Gndevank à neuf cents mètres, de l'autre côté de la rivière. Achot voudrait passer le pont, malgré les tas de graviers. Les machines de travaux publics, pelles et bulldozers, qui fument à qui mieux mieux, font un bruit étourdissant, et semblent sur le point de rendre leur âme motorisée à chaque instant. "On va à pied" dit-on d'autorité. Achot va nous attendre ici. Dix minutes plus tard, avant que nous soyons en haut, il arrive avec le bus.
Quand elle fit construire ce monastère en 936, la princesse de Siounie aurait déclaré: "Vayots Dzor était une bague sans bijou, et j'ai construit ce monastère comme le bijou sur la bague". Solitude dans l'écrin de verdure: l'enclos, l'ancien réfectoire à droite, la source vive à gauche, la cour au long de l'église... tout pourrait laisser croire qu'on a déserté ce lieu dans l'instant, si ce n'étaient les herbes, dans les murs, sur les dalles du toit.
La lumière frappe le chevet. Pierres grises et rouges, la coupole est trapue, le mur plat creusé de deux dièdres profonds. À l'arrière, le soleil rasant du matin parmi les hautes herbes, les fleurs blanches et violettes, des arbustes au vert intense. D'ici l'église semble grise, ramassée, modeste sous la protection des hautes failles.
Nous revenons dans la cour. Des pierres tombales sont rangées là, tout au long du mur sud, scènes de chasse à l'arc, couples qui brandissent le disque du soleil, pierre presque blanche que le visage ténu d'un enfant peuple entièrement, bouquetins qui s'affrontent sous l'œil d'un cavalier. Nous marchons dans les images d'un autre temps, et sans qu'on puisse les relier pour une histoire qui ferait sens. Et pourtant, d'une pierre à l'autre, des traits d'un cheval ou de l'orbe des visages, cette sensation d'une parenté dans le tracé, comme si l'on approchait de la transparence sans l'atteindre.
À l'intérieur, la dépouille fraîche et sombre de l'air. Dehors à nouveau, à la source, la joie de boire, de l'eau sur les bras.
Achot nous redescend jusqu'au pont en travaux. La chaussée est encombrée d'un monceau de graviers. Nous passons à pied. Achot récupère une pelle, il déblaie, fait un passage. Il lance le minibus... qui s'enlise dans les graviers, penche fortement, glisse de son poids vers le bord et s'arrête juste avant de se renverser dans la rivière, le pneu tenu par une pierre à l'aplomb du vide. Frayeur de tout le monde, sauf du chauffeur qui ne voit pas la précarité de l'équilibre. Trente mètres plus loin, dans le hoquet des vieux engins, les hommes du chantier n'ont rien vu. Ne pas bouger, ne pas bouger surtout, dit-on. Sona prévient le conducteur de l'énorme tractopelle, qui arrive bientôt, ferraillant, bringueballant, et d'un câble nous tire d'affaire.
C'est la grande route du sud à nouveau. Longue montée vers la province de Siounie, à travers les montagnes du Zanguézour. Seule voie de circulation vers l'Iran, la route est fréquentée par des poids lourds, dégradée, réparée constamment durant des kilomètres par des équipes qui formatent les trous, puis les comblent, puis les couvrent de bitume.
La pente est raide, les détours larges au fur et à mesure qu'on s'élève. Dans les prairies, des étendues de fleurs violettes et jaunes. On côtoie des champs de blé barbu, cultivé haut. Des hommes, de temps en temps, seuls sur leur cheval ou leur âne, certains proches du regard, d'autres minuscules points lentement mobiles sur ces terres sans fin. Des bergers assis sur des tas de pierres, au milieu de petits troupeaux de moutons noirs. Ils lèvent la tête au passage des voitures, l'air hésitant, entre le bonheur d'être seuls et le salut à ceux qui passent. Au col de Vorotan, à l'entrée en Siounie, le vent siffle aux portes d'un baraquement, il fait dialogue avec le chant lancinant des oiseaux.
Sur notre droite plus loin, dans la brume ensoleillée, le premier réservoir d'eau de la rivière Vorotan brille, calme, au replat d'une cuvette vaste. C'est la même rivière qui, plus au sud, creusera des gorges vertigineuses avant de s'échapper vers le Karabagh. Nous la suivons de loin, avant de descendre vers Sisian, à l'écart de la route.
C'est de Sisian que, demain, nous souhaitons monter voir les pétroglyphes de Oughtasar. On cherche - et trouve - un hôtel ici pour le soir, et "oui, on peut organiser demain matin une montée à Oughtasar", dit la jeune femme qui tient l'hôtel. On réserve, on ne s'attarde pas, on reprend la route.
Paysages où l'œil se perd, lumières d'herbes, d'ondulations puissantes, avec au fond de l'horizon des montagnes qui font un cercle à la dimension d'un pays. Rien ici, qui ne semble infranchissable, le chemin court, comme à deux pas du ciel une chanson légère.
La route vers Tatev prend à droite, elle devient vite mauvaise. On commence à descendre vers Shinuhayr, et c'est au loin une échancrure de vallée qu'on devine. Au fur et à mesure qu'on s'approche de Halidzor, un autre village étalé sur les hauteurs encore, l'œil pressent cette béance un peu plus bas. La rivière Vorotan a creusé ici des gorges géantes que le corps comprend à peine. D'où l'on est, on voit en face un autre village au soleil et ses champs alentour, mais qui restent en suspens au-dessus du vide. Il faut descendre encore, et que la route qui nous porte se confronte au flanc grandiose de la gorge, pour qu'on pénètre le tragique du paysage, pour qu'on sache l'absolue grandeur de ce lieu. Les tourments de la terre ici diluent ce qu'on voit, les repères du monde.
En contrebas, dans un espace un peu moins dénudé, les ruines d'un village qu'on a déserté depuis longtemps déjà, tant l'accès en était difficile sans doute. Un moment, on s'arrête près d'un promontoire rocheux, sorte de presqu'île émergeant du vide, et qu'un mince sentier relie à la route. On s'y avance, comme en apesanteur, buvant la liberté de l'air et du regard. On se penche enfin, pour voir.
Des centaines de mètres plus bas, le flot de la rivière parmi les éperons de roches, univers fracturé, comme en soi aussi cette rupture irrémédiable. D'ici dit-on, une jeune femme se jeta dans le vide autrefois, plutôt que d'accepter le mariage avec un seigneur musulman. À plusieurs kilomètres là-bas, au flanc de l'autre immense falaise, une longue cascade court telle une larme blanche. Juste au-dessus, sur le rebord du plateau, à peine visible d'ici, une coupole claire.
Achot continue la descente avec précaution jusqu'à la rivière Vorotan, bien plus bas. On s'arrête dans une boucle du chemin, une source chaude coule à flanc, et plus bas dans la gorge, quelques tables de pique-nique dans l'eau qui suinte de partout. On s'installe juste en retrait du sentier. Fruits, lavash, gâteaux secs comme d'habitude. Devant nous, des hommes et des femmes sans arrêt qui vont et viennent, maillots de bain et serviettes, fesses rondes ou torse maigre, chaussures dans la boue du passage - ils se baignent dans de grosses flaques d'eau chaude, un peu plus bas. À côté, entre les énormes rochers, un homme fait cuire ses tomates sur un gril improvisé.
Tatev est un des hauts lieux de l'Arménie. Siège épiscopal au VIIIe siècle, le monastère devient un foyer d'intelligence et de sculpture. Plusieurs centaines de moines y vivent au XIe siècle, plus de deux cent cinquante villages contribuent à le faire vivre, son scriptorium produit d'admirables manuscrits, et malgré les invasions et les dominations étrangères, il reste durant plus d'un millénaire le centre spirituel de cette province de Siounie. Son origine baigne dans la légende: ayant fini la coupole de la grande église, l'architecte n'en pouvait plus descendre. Alors il s'écria: "Togh astvats indz ta-tev", ce qui veut dire "Que Dieu me donne des ailes !" Ainsi fut nommé le lieu...
On entre dans l'enclos fortifié par une petite porte, un passage sous les remparts, et nous voici sur le vaste terre-plein. Sensation paradoxale d'être ainsi protégé des tourments de la terre qu'on vient de vivre. Lieu construit, reconstruit, encore imprégné des activités de l'esprit. On s'attendrait à voir sortir d'un bâtiment conventuel un moine philosophe, comme sur ce manuscrit fameux où Grégoire de Tatev, au XIVe siècle, interprète les psaumes entouré de ses élèves, en groupe à ses pieds.
Au-dessus de l'entrée, juchée sur le passage, la petite église Sainte-Mère de Dieu. On dirait un objet familier, posé là, comme un simple témoignage de formes, pour donner à voir l'essentiel à quelques pas.
L'église Pierre et Paul d'ici semble portée d'une énergie intense - la coupole qui s'élance et sa coiffe en ombrelle qui s'effile. Vertige d'une architecture à ce point concentrée, qui fait surgir du compact ce qui n'est ni démesure ni petitesse, mais un mouvement qui comble. De grands motifs en chaîne entourent ce haut tambour, comme pour en tisser plus encore la force visuelle.
Comme à Edjmiadzin, on a construit un porche au devant de l'église, peuplé de décors subtils, riches, multipliés. Et là aussi soudain, le sentiment irrépressible d'une perte, comme un ajout luxueux de trop - un décor virtuose exemplaire, mais qui n'aurait plus sa source. Nous allons au hasard dans les bâtiments, l'ombre fraîche du réfectoire, une porte en bois sculpté comme une enluminure, la petite boutique humide où l'on vend quelques souvenirs.
Dans la cour, une famille arménienne qui passe, habillée pour la fête. L'homme tient dans ses mains deux poulets vivants, la femme et les enfants suivent, et les proches. "C'est pour le matagh47, pour protéger les enfants, qu'ils grandissent bien" dit Sona. Peu après on verra les traces de sang sur les dalles dans un coin de l'enclos.
On pénètre dans l'église principale, on s'avance: ce qui de l'extérieur faisait force d'architecture, cette ampleur de la coupole maintenant coupe le souffle. L'enveloppe qu'on a fait à l'espace pour le magnifier, cet éloge de l'air dans ses fluidités pèse d'abord sur vous, gèle tout mouvement.
Même si l'on ne voyageait que pour l'errance, on ne pourrait échapper à ce ressac incessant des lieux qui vous arrêtent. Et même si on sait que ces instants passent, de peur et de bonheur mêlés, c'est toujours la même rupture, en creux, dans le corps. On s'avance, on se tait, on regarde cette première élancée des voûtes à l'est, au sud, au nord et de là, l'élévation de la coupole qui prend le regard dans un parcours qu'on n'épuise pas. On voit la lumière des douze fenêtres, l'accomplissement des pierres, du carré de l'appui au cercle du tambour et, plus loin, au point central qui ferme l'espace. D'où vient qu'une forme minime ainsi donne un tel sentiment de mouvement, de puissance et d'incertitude à la fois?
Il reste aux murs quelques fragments de fresques, de ce qui devait être au début du Xe siècle un ensemble imposant. L'évêque Yakob Ier qui les inaugura en 930, avait fait "venir de loin des peintres d'images de la nation franque48". Des visages à peine qu'on devine, les plis des vêtements, des marques bleues, ocres.
Dehors, côté sud, après des khatchkars au soleil sous les arcatures, un grand mausolée entièrement couvert de sculptures, croix multiples qui naissent d'entrelacs, frises qui courent, qui peuplent la pierre. Le tombeau de Grégoire de Tatev est niché entre les deux églises, celle de Pierre et Paul, et celle de l'Illuminateur. Les Arméniens disent que sous sa direction à partir de 1386, Tatev devint "une seconde Athènes". Philosophe, grammairien, mais aussi miniaturiste et enseignant, il organise l'université, école de musique, des "images", études des sciences et de l'Antiquité. À l'époque, la bibliothèque compte plus de dix mille manuscrits. Grégoire de Tatev dit de la beauté d'une image qu'elle se révèle de trois manières: la proportion des formes, l'équilibre des parties et son propre rayonnement49. Je repense à l'intérieur de l'église, sous la coupole. Quelques pas au soleil encore. Le dénuement aujourd'hui de ce qui fut un grand centre intellectuel, pas de livres, pas de foisonnement patrimonial, juste l'herbe dans la cour et ce témoignage des pierres.
C'est Etienne Orbelian, l'historien de la famille des princes de Siounie, qui fit reconstruire l'église Saint-Grégoire où nous entrons pour l'ombre fraîche. Deux croix minuscules évidées y laissent entrer peu de lumière. Dépouillement total de l'intérieur comme souvent, rigueur de la mémoire, terre d'ascétisme - parcourir l'Arménie, c'est accepter l'extrême des pierres nues, cette force jusqu'à l'oppression parfois, jusqu'à la désespérance. Comme un vouloir de grandeur qu'on ne pourrait assumer tout à fait.
Nous reprenons le soleil, la déambulation de place en place, dans cet enclos qui semble si familier. Voici, près d'un bâtiment à l'est, des khatchkars au sol et d'autres insérés dans le mur, croix encore, réseaux d'entrelacs, marque après marque, comme un peuplement qu'on nourrit. Sona nous montre le gavazan, une haute colonne octogonale qui date du début du Xe siècle. Elle servait autrefois à détecter les tremblements de terre: des croix toujours, à son sommet, et sur les côtés un cadran solaire avec une colombe légère.
Montée une dernière fois sur les remparts, pour partie constitués des toits en terrasse des bâtiments tout autour de la cour. D'ici l'on comprend l'imprenable du site, que cet ensemble à l'intérieur paisible fut difficilement bâti, à même les roches, au bord du gouffre, comme au défi des forces telluriques.
Nous rentrons à Sisian. Route inverse, aux mêmes flancs vertigineux, on s'arrête aux sources fraîches, on remplit les bouteilles pour la route. Route inverse, notre mémoire emplie d'instants, ce qu'on veut retenir, ce qui va s'oublier. Les quelques voitures, nuages de poussière, les paroles entre nous dans l'enthousiasme répété, pour faire l'empreinte un peu plus, dire entre soi pour prolonger l'indicible de chacun. Sona dont le sourire fané dit la fatigue, et les voix bientôt qui s'arrêtent, les corps qui boivent le repos.
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47 Survivance d'un rituel païen, le matagh est un sacrifice christianisé. "C'est comme une promesse faite à Dieu, qu'on accomplit."
48 Etienne Orbelian, Histoire de Siounie, cité in René Grousset, Histoire de l'Arménie, op. cit.
49 Voir http://artsakhworld.com/Tatevatsi_Anonym_Painter_Syiniq/Grigor_Tatevatsi_Eng/Grigor_Tatevatsi_Eng.html