Paysages où l'œil se perd, lumières d'herbes, d'ondulations puissantes, avec au fond de l'horizon des montagnes qui font un cercle à la dimension d'un pays. Rien ici, qui ne semble infranchissable, le chemin court, comme à deux pas du ciel une chanson légère.
La route vers Tatev prend à droite, elle devient vite mauvaise. On commence à descendre vers Shinuhayr, et c'est au loin une échancrure de vallée qu'on devine. Au fur et à mesure qu'on s'approche de Halidzor, un autre village étalé sur les hauteurs encore, l'œil pressent cette béance un peu plus bas. La rivière Vorotan a creusé ici des gorges géantes que le corps comprend à peine. D'où l'on est, on voit en face un autre village au soleil et ses champs alentour, mais qui restent en suspens au-dessus du vide. Il faut descendre encore, et que la route qui nous porte se confronte au flanc grandiose de la gorge, pour qu'on pénètre le tragique du paysage, pour qu'on sache l'absolue grandeur de ce lieu. Les tourments de la terre ici diluent ce qu'on voit, les repères du monde.
En contrebas, dans un espace un peu moins dénudé, les ruines d'un village qu'on a déserté depuis longtemps déjà, tant l'accès en était difficile sans doute. Un moment, on s'arrête près d'un promontoire rocheux, sorte de presqu'île émergeant du vide, et qu'un mince sentier relie à la route. On s'y avance, comme en apesanteur, buvant la liberté de l'air et du regard. On se penche enfin, pour voir.
Des centaines de mètres plus bas, le flot de la rivière parmi les éperons de roches, univers fracturé, comme en soi aussi cette rupture irrémédiable. D'ici dit-on, une jeune femme se jeta dans le vide autrefois, plutôt que d'accepter le mariage avec un seigneur musulman. À plusieurs kilomètres là-bas, au flanc de l'autre immense falaise, une longue cascade court telle une larme blanche. Juste au-dessus, sur le rebord du plateau, à peine visible d'ici, une coupole claire.
Achot continue la descente avec précaution jusqu'à la rivière Vorotan, bien plus bas. On s'arrête dans une boucle du chemin, une source chaude coule à flanc, et plus bas dans la gorge, quelques tables de pique-nique dans l'eau qui suinte de partout. On s'installe juste en retrait du sentier. Fruits, lavash, gâteaux secs comme d'habitude. Devant nous, des hommes et des femmes sans arrêt qui vont et viennent, maillots de bain et serviettes, fesses rondes ou torse maigre, chaussures dans la boue du passage - ils se baignent dans de grosses flaques d'eau chaude, un peu plus bas. À côté, entre les énormes rochers, un homme fait cuire ses tomates sur un gril improvisé.