Une grille entoure ces vastes ruines où l'on arrive enfin. On entre. De l'herbe et des pierres, certains murets encore visibles. Les fouilles semblent depuis longtemps abandonnées. Sensation poignante des traces infimes, sans qu'on les comprenne vraiment. Voici la forme de ce qui fut sans doute une abside, celle de la cathédrale Saint-Grégoire: quelques mètres d'un gros appareillage, qui fait trapèze. Au devant - et soudain le regard bascule - dans ce qui fut autrefois le chœur, on a reconstruit comme un autel. Des croix accrochées au mur, de guingois, des cadres posés sur un rebord, un fragment de khatchkar à terre. Et partout, sur le moindre rebord des pierres, des bougies en morceaux par centaines, des amas de cire fondue, une mémoire de la célébration qui a noirci les murs. Pour protéger tout cela, on a mis un auvent, quelques tubes métalliques, un toit de plastique ondulé, avec une petite croix encore accrochée là-haut. Et puis un petit banc de bois, devant.
On hésite, entre la honte du patrimoine défiguré et l'acquiescement à cette ferveur naïve, démesurée. L'espace du sacré se perpétue, geste sur geste, lumière des bougies sur le monde, à cet endroit même où la science des mémoires a mis au jour l'héritage. Elle l'a protégé de ses grilles tout autour, l'a délaissé. Et les hommes d'ici, ceux des maisons voisines sans doute, y ont remis leur feu sacré, cette identité qui les brûle, qu'ils veulent sauver de l'oubli.
Sona est partie chercher le "gardien" du site, elle revient avec un jeune garçon qui nous donne des explications. Il reste des pierres moulurées à terre, un imposant chapiteau comme à Zvartnots, des socles de colonnes. C'était là sans doute le palais du catholicos. Le jeune nous entraîne vers sa maison, à travers des arbres fruitiers qu'on irrigue en cette pleine chaleur. Les bâtiments sont à l'ombre de grands arbres, la famille est là, qui nous regarde avec insistance. Sur une petite terrasse, des objets côte à côte, retrouvés sur le site, une grande croix du Ve siècle ("la seule qu'on ait retrouvée intacte"), une pierre tombale à la silhouette épurée...
Le garçon nous ouvre une pièce qui fait musée, quelques vieilles vitrines, des petits panneaux d'explication au mur. Le garçon parle, Sona traduit, l'air est lourd, l'atmosphère délicieusement surannée, nostalgique. Fragments de céramiques, coupes en verre d'un bleu profond, anciennes monnaies, bribes de tissus..., on parcourt les objets dans la fraîcheur, on tend des connivences entre eux, entre nous, à travers les siècles. Le jeune est fier de ce crâne entier retrouvé il y a deux mois, il explique le vin qu'on stockait dans ces grandes jarres. Il y a de la piété dans son visage, de la mémoire émouvante dans sa parole. Je songe aux savants archéologues, venus, repartis, qui ont tout consigné certainement dans les livres, puis à ce garçon dont la famille est fière, qui partage ce lieu à ceux qui passent, dans la dignité d'un enfant. "Les plus belles pièces sont à Erevan, dit-il, elles sont seulement en photo ici."