Nous partons vers le Nord, par une large vallée de prairies que les hommes fauchent à la main dans les hauteurs.
La route s'élève, mais bientôt nous voici dans le tunnel tout récemment inauguré et dont Achot est visiblement fier. "Ça évite tous les lacets..." Ça évite aussi le panorama sur l'Arménie des forêts où nous entrons. De plain pied donc parmi les sapins au sortir du tunnel. Montagnes plus douces, presque familières, - on est ici dit-on, dans la "Suisse Arménienne" - nous descendons vers Dilidjan.
"Que voulez-vous voir à Dilidjan ?
- La ville, les maisons, et j'ai vu sur Internet qu'il y a un musée.
- Un musée ??"
Stupéfaction de Sona, je lui tends les pages web imprimées en France.
En montant vers le centre ville un peu plus tard, au carrefour, la pancarte "Museum" face à nous. Achot s'arrête. "Ce doit être fermé" dit Sona, et les hautes herbes dans la cour d'entrée me font penser comme elle. Personne pour l'instant. Dans la rue, une femme propose ses fruits et légumes. Sona questionne, explique. Finalement, quelqu'un viendra au musée à onze heures.
Les rues de Dilidjan autrefois étaient bordées de maisons de bois. À l'étage, des balcons ouvragés à colonnades protégeaient de la pluie plus fréquente ici, dans ces régions du Nord. Les anciennes photos montrent cette architecture élégante, paisible.
Nous marchons. En haut de la grande rue, une quincaillerie où se côtoient les fours à micro-ondes, les lames de faux, la chaux en poudre, les clous en fer forgé... En face, un alignement de blocs d'immeubles, modernes et décrépis, une bibliothèque aux vitres brisées, plus bas, une administration, la police, puis ce qui était un cinéma ("On y projette encore des dessins animés pour les enfants, de temps en temps"). On a élargi la rue, fait de grands trottoirs, tracé l'avenir dans une architecture de béton. Et l'avenir aujourd'hui semble vieux, même là où les façades sont rénovées. Plus bas, un ancien grand magasin en partie vide. Au sous-sol, le super-marché - vins, alcools, légumes, électroménager, Hi-Fi, vidéo...
En remontant vers le musée, quelques maisons témoignent de l'architecture d'autrefois - dentelle des balustrades, vieilles échoppes minuscules au bas des maisons longues, balcons qui courent sur tout l'étage. Tout est de guingois désormais, les bois pourrissent peu à peu, les lignes des toits s'affaissent. Il reste en Arménie peu d'endroits où la tradition du bâti quotidien paraît encore, comme ici. Au creux d'un virage, sur le mur d'une maison dont l'âme s'exhale encore, cette inscription taggée, dérisoire, "Sale, Sale 10 K€", suivie d'un téléphone européen.
C'est une ancienne maison aussi, où le musée s'abrite. "MUSEUM" lit-on en gros caractères sur l'affiche à l'entrée, et, en plus petit, "Musee Regional de Dilidgane". Une femme chaleureuse nous accueille, heureuse de cette rare visite, le plancher craque, et ça sent merveilleusement le bois humide. On allume les quelques lampes qui éclairent les objets d'une salle à l'autre juste pour notre passage - "L'électricité coûte très cher chez nous" dit à nouveau Sona.
La femme a le propos sérieux, précis, nimbé de conviction. Objets trouvés dans les fouilles, de la vie d'avant, jarres pour le vin, vaisselle, bijoux... Puis les maquettes des monastères de la région, anciennes photos, les phases de restauration. La pauvreté du lieu fane le regard, elle met un voile sur le spectacle de la culture, de l'histoire. Comme si ce n'était pas montrer ou comprendre dans la lumière qui importait, mais la mémoire dans le dedans, le filigrane des repères. Sur le mur du fond, un grand tableau, quelques églises en arrière-plan, des silhouettes dans le lointain et au devant un homme qui semble immense et nous fait face, il tient un livre dans ses mains, son visage dans les traits vibrants de la peinture dégage une force qui fascine. Mkhitar Goch21, devant son monastère - Gochavank - scrute le monde.
-----------------
21 Voir ci-après Gochavank.