À mi-hauteur, nous sortons de sa torpeur un vieil homme sur un banc de bois, il chante pour les touristes en s'appuyant sur un bâton et termine chaque couplet en insistant sur le mot "E-re-van".
Bientôt l'on devine les silhouettes des deux églises en contre-jour. Derrière nous, plus bas, on voit clairement la langue de terre qui relie maintenant l'ancienne île à la rive. Sona vient près de moi, sa voix fait la musique dans l'air aigu du matin. "Avant, quand l'eau passait encore, il y avait un passage à gué que seuls les moines connaissaient, et bien des fois cela les a sauvés des envahisseurs. Quand Timour vint ici, on dit qu'il mit son armée au bord du lac..."
"Il vint... le voilà, le sanguinaire païen.
Il jeta dans les fers les fils d'Arménie,
Et les enserra comme un dragon.19"
Dans le couvent, le moine prie "pour sa nation et pour le monde entier." Il voit les œuvres du païen. Il descend près du lac:
"Le voilà qui marche, nu-pieds,
Sur les eaux onduleuses et mouvantes.
Du rivage, Tamerlan vit le miracle ;
Il le vit ; il en éprouva une profonde terreur.
Le prince tartare l'appela en suppliant:
« Retourne sur tes pas, ô saint homme,
Retourne sur tes pas, ô toi, homme de Dieu ! »
Et le grand guerrier d'Asie Centrale veut exaucer un désir du vieux moine "Que veux-tu? Un trésor, le pouvoir?" Et lui:
"Je ne te demande que mon peuple ;
Je te demande de le laisser s'en aller librement
Et vivre sa pauvre vie à son gré."
Timour alors accepte de libérer le nombre d'hommes que le couvent peut contenir. Et voilà les Arméniens qui entrent par une porte, cent, puis mille et le flot continue, l'église ne s'emplit pas, leur nombre a dépassé cent mille et le tartare, terrifié, envoie ses hommes au monastère: le vieux moine est en prières, les yeux au ciel, et chaque Arménien qui le touche se transforme en colombe qui s'envole aussitôt vers les montagnes au loin...
"C'est la légende", Sona sourit, toute baignée du merveilleux de son histoire, toute inquiète aussi de mon regard sur elle.
Ici aussi, les deux églises semblent minces dans l'espace, les grandes pierres rouges et noires des coupoles écrivent un chant précis contre le ciel. Peu de sculptures, à peine un motif au cintre d'une étroite fenêtre, et ces khatchkars là-haut, remployés pour la coupole.
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19 Hovannes Toumanian, Le Couvent de la Colombe (1912), in Oeuvres choisies, Editions du Progrès, Moscou (1969)