On entre dans l'église de la Sainte-Mère de Dieu par une petite cour entourée de murs, vestiges sans doute de l'ancien jamatoun. Plongée dans le sombre encore, qui secoue tout le corps. Comme hier à Makénis, une vieille femme passe le balai sur sol, mais l'église ici semble vivante, l'autel est apprêté, il y a un grand lutrin à gauche. Côté nord, un khatchkar entièrement historié. Le sculpteur Tiridate20 a figuré des scènes naïves: nativité où l'âne et le bœuf devisent face à face, crucifixion où Jésus porte de longues tresses qui se perdent dans les entrelacs du décor, et ça et là des visages en constellation qui font réseau comme le tressage des courbes dans la pierre.
Sona dehors déchiffre une inscription, nous parlons de sa langue, de cette pierre gravée, des supports, des photos numériques que nous engrangeons, d'Internet et des langues du monde. "Vous avez de la chance avec le français, mais l'arménien c'est si peu de monde maintenant." Je lui dis que désormais toutes les cultures sont devenues précaires, et qu'il nous faut les dire dans tous les réseaux et les paroles du monde, qu'il nous faut creuser l'identité, l'ouverture, en faire une danse d'images et d'histoires, un tissage, un métissage. Que ce n'est pas plus simple chez nous malgré nos moyens, que la mémoire ici les gens la vivent encore tout au fond des villages, dans une réalité intime à leur langue, à leur histoire, quand nous n'avons souvent que des discours remaniés, cherchant sans fin dans la langue une réalité perdue. Elle me regarde: "Mais c'est ce voyage vers la langue toujours qui fait la culture, pour vous comme pour nous." Bonheur de la connivence qui s'installe, dans ces contrées de l'extrême Occident, de ces écarts de la pensée, de ce qui nous sépare, qui nous rapproche. Je pense à Tiridate, le roi converti par Grégoire, protégé dans sa jeunesse par les Romains, et qui fit tourner définitivement le destin de ce pays vers ce monde occidental qui naissait.
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20 Le khatchkar date de 1653.