Nous retrouvons bientôt le Vorotan, de l'autre côté de Sisian. Et c'est à nouveau la douceur qui domine, les courbes de la route, quelques cultures, des aménagements près de l'eau.
Au village d'Aghitou, un monument funéraire, une arche double, comme à Odzoun. On s'arrête, notre chauffeur nous montre le billet de cinq mille drams qu'on lui a donné pour la course tout à l'heure: y figure ce monument d'Aghitou. Il est heureux, il s'écarte, il nous regarde enlever les orties pour dégager les pierres tombales. Ces anciennes pierres sont toujours de petite taille, un mètre de longueur au plus, moitié moins de hauteur. Les scènes qu'on a fait naître sur elles sont ici plus qu'ailleurs touchantes de naïveté: femmes aux cheveux en houppes, aux robes striées, rectilignes, croix nichées sous de minuscules arcatures, une femme encore et son enfant, comme endormis, bordés de lettres qui les protègent.
Les arches se dressent, elles font la présence officielle, mais les tombes sous les orties racontent une autre vie, celle souterraine des villages, des traces anonymes. Nous cherchons à déchiffrer ces figurations sommaires, à pénétrer le sens des visages précaires. Quelques habitants passent près de nous, sans bruit. Sous le soleil maintenant revenu, au bord de la route, nous récoltons des graines de délicates fleurs mauves, aidés par notre chauffeur devenu botaniste.
Nous continuons dans cette vallée douce l'enchantement des herbes dorées dans la brume. La rivière a creusé la pierre plus profond maintenant , les flancs des monts se sont resserrés. Au détour et au loin, l'enclos de Vorotnavank. Le monastère est sur un promontoire encore, isolé. Quelques dizaines de mètres plus bas, la rivière parmi les arbres, dans la lumière. Un homme est là, seul, juché sur le faîte du toit. Marteau en main, ciseau à pierre, il restaure le monument. Le rythme sur la pierre résonne au gré du vent. Il nous fait signe.
Trois églises simples ici, rapprochées, à l'appareillage sommaire, une galerie court à l'ouest de l'église principale, de gros lézards du Caucase grimpent sur les murs. Dedans, l'air est humide, pesant. Dans la petite église, l'autel est si mince, la voûte de l'abside si proche à la toucher, la nef si peu large, qu'on se croirait comme avec une enfant qu'il faudrait protéger.
Au chevet dehors, deux hauts dièdres qui portent dans leur niche un visage impassible. Et dans le plat vaste de l'enclos, parmi les herbes folles, des dizaines de pierres tombales que nous découvrons une à une, comme dans l'enfance au printemps, dans le jardin, les friandises de Pâques.
Quelques traits, la rondeur du visage, du regard, les mains croisées sur la poitrine, à quoi nous convie-t-elle, cette femme à l'allure tendre qui n'a pas de bouche? Toute une famille plus loin, l'homme au cheval, une hache sous le harnais, la femme près du tonir50, les objets du ménage. Plus loin encore, un couple dans une maison, l'un contre l'autre, comme à l'abri pour l'éternité de toute douleur.
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50 Le tonir est le four traditionnel en terre cuite, enfoui dans la terre, où les femmes font cuire le lavash.