Mais sur les hauteurs qui dominent la rivière, après quelques kilomètres de montée, c'est dans le cœur d'une longue mémoire arménienne que nous allons plonger. Nous arrivons au monastère d'Haghbat, qui fut durant trois siècles un grand centre spirituel. Achot III "le charitable" régnait sur l'Arménie depuis 953. C'est l'époque où le pays renaît libéré des incursions arabes, Achot, qui peut lever une armée de "cent mille hommes bien équipés28" fait d'Ani la capitale du royaume. Son épouse la reine Khosrovanouch fonde Haghbat vers 967. Puis la famille Kiurikian en fait un évêché, avant qu'au XIIIe siècle les princes Zakarides ne lui donnent son plein essor: Haghbat est célèbre alors par son scriptorium et les bâtisseurs qui le dirigent.
Lieu majeur donc, imposant, et que sa longue prospérité dans l'histoire a lissé. Ici, le patrimoine s'impose comme un monument à notre manière occidentale des lieux marqués d'histoire et qui continuent de faire emblème. L'écart est grand: hier le faucheur du pré veillait Makaravank dans une sorte d'intimité fusionnelle, le maire de Kirants nous emmenait à l'extrême de la mémoire vécue; aujourd'hui, à l'entrée d'Haghbat, devant les étals pour touristes et ce panneau qui célèbre le lieu comme patrimoine mondial de l'humanité, nous voici comme des gens de culture, le cadre semble établi, la réflexion posée, bien déclinée comme tout ce qu'on aménage ici.
L'église principale Saint-Signe et son jamatoun imposent leurs volumes. À l'intérieur, une immense fresque dans l'abside, vision théophanique qui occupe tout le cul-de-four, et en dessous d'autres scènes historiées. Endroit qui impressionne, lieu du spectacle.
Dehors, l'étendue des bâtiments, leur complexité architecturale presque, étonnent. Coupoles, clochetons, pans des toits inclinés, gris des murs, des sculptures, cela fait dans l'espace une ampleur étrange, que l'on cherche à mesurer en l'éprouvant de parcours multiples. La grandeur ici est celle des hommes, celle même du pouvoir des princes, elle se décrypte, elle ne fascine pas. Dans un passage vers la bibliothèque, une grande pierre-croix soudain qui nous arrête, et là le regard chavire, devant ce crucifié si fluide et souple, encore tenu à la péremptoire rigidité de la croix. Tout autour, des personnages minuscules, des visages naïfs, qu'on dirait là seulement en contrepoint de cette forme centrale: le croisement, l'ossature du monde, et sur elle ployée la douceur de l'homme que la mort affaisse à peine.
Ce khatchkar qu'on nomme "Sauveur de tous" date de 1273, et lui aussi, sculpté par le prince Sadun Ardzrouni, est une trace de pouvoir, mais le chant de l'œuvre ici fait oublier l'histoire des puissants. Et même les apôtres, les anges, Dieu le père qui bénit et ce fils mourant ne parlent pas d'eux-mêmes, il y a derrière eux la blessure amoureuse de l'espace, ce qui plus profond que l'image première crée l'empreinte, cette sorte de précarité du corps fluide livré à l'ordre du monde. En s'approchant, on voit sur chaque espace disponible des mots gravés et des motifs qui dialoguent, se confondent presque, comme un murmure incessant, insensé, tentant de célébrer ce qu'on ne peut pas dire.
Dehors, vers l'arrière de l'enclos fortifié, monte enfin la présence du lieu: l'imposante masse des bâtiments se conjugue avec les montagnes, loin de l'autre côté de la rivière. À l'ouest, sur l'autre revers du plateau et comme à portée de main, le monastère de Sanahin, ensoleillé, où nous serons tout à l'heure. D'ici, ces lieux de mémoire à l'écart de la vallée industrielle semblent suspendus dans l'espace. Au chevet de l'église principale, les deux fondateurs, Sembat le roi et son frère Gourguen, tiennent dans leurs mains la maquette de l'église. Ils se font face, grands corps épurés, visages sommaires - entre eux la petite église de pierre qui les sépare et les unit. En cette fin du Xe siècle, est-ce déjà le vouloir des puissants de dire qui fonde et nomme ce qu'on crée comme patrimoine, ou plus naïvement l'hommage des bâtisseurs à ceux qui les font vivre?
28 in René Grousset, Histoire de l'Arménie, Editions Payot (1947)