Cent cinquante kilomètres nous séparent encore d'Erevan où nous rentrons ce soir. Rythme du bus, Achot suit la route, nos corps s'affaissent, éponges gonflées de lieux, de moments. Nous passons bientôt Vanadzor, longue ville aux usines désaffectées, puis Spitak détruite en 1988 par le tremblement de terre et qu'on a reconstruite. Le temps du voyage ne se mesure pas. Nous tentons, entre nous, d'agréger ces jours, de les habiter de nouveau.
Nous montons bientôt, longtemps, et les paysages peu à peu se dénudent, s'agrandissent. Le temps s'est brouillé, il fait presque froid sur les hauteurs. Au loin sur notre droite, les pentes de l'Aragats, enneigées ça et là, nous parcourons des étendues immenses où sur des kilomètres le paysage ne change pas.
Des hauteurs dans les lointains et des espaces désolés, plus près, sous la lumière rasante de fin du jour. De temps à autre, à l'écart un peu de la route, une vieille roulotte, des ruches autour, et sur un petit étal deux ou trois pots de miel en évidence. Parfois une toile de tente sommaire, en plus, pour la nuit. Durant des kilomètres, ces îlots de présence dans l'immensité d'herbe. Cela fait comme une transhumance dans la tête, un univers dont on se défait dans ce temps de passage, des vêtements qu'on va quitter, qui vous ont tenu chaud dans les mouvements du monde.
Ce soir, nous nous promenons Place de la République. Lumière des bâtiments, jets d'eau dans le vent doux de la nuit. En face, plus loin, un panneau lumineux de plusieurs mètres qui diffuse des clips en continu. Erevan et son espace urbain, ses promeneurs décontractés, les petits groupes dans les cafés. Les pierres vues dans ces jours, ancrées dans les terres à même les villages, combien de temps encore feront-elles signes et sens, à ceux qui passent ce soir dans la rue Abovian, ourlés de la modernité qu'ils portent comme un emblème ?