Le déjeuner ce matin est somptueux, du matsoun crémeux, un miel extraordinaire et du très bon lavash. Sona arrive, qui nous demande: "Mais que voulez-vous voir à Eghvard? On va juste à Zoravar d'habitude..."
Je parle de l'église de la Mère de Dieu, de la basilique, de l'église mononef, et du cimetière. Elle nous regarde, plus que jamais étonnée devant cette soif de patrimoine que nous avons. Et elle ajoute:
"Et vous savez tout déjà des bâtiments.
- Mais non, on ne connaît pas, on a juste lu les livres."
Nous décidons de lui en envoyer de France : vingt-cinq euros pour un guide touristique, c'est un coût exorbitant ici. Elle semble heureuse de la promesse. Sona timide, qui parle moins ces jours derniers, qui se sent dépassée parfois. "C'est inutile de parler, vous savez déjà." Alors que sa parole toujours incarne au plus exact les lieux, comme un passeur dans la montagne sait révéler le point de regard des paysages.
Eghvard est une parcelle verte au pied du Mont Ara, sur un plateau, maisons parmi les arbres, quelques milliers d'habitants, nous y entrons dans le clair du matin.
L'église de la Mère de Dieu est au sein d'un enclos aménagé un édifice élancé de trois niveaux. Elle est en ce dimanche fréquentée par quelques familles qui vont assister bientôt à l'office. Nous osons à peine entrer, tant l'espace est réduit et sombre. "C'est surtout les vieilles gens qui viennent, et parfois des jeunes pour les fêtes" dit Sona. Au-dessus, l'oratoire n'est plus accessible que par des échelles "et on n'y va plus maintenant".
Dehors, les pierres rouges marquent l'espace, l'église mausolée semble démesurément haute, on s'avance le regard perdu vers les colonnes de la coupole. Le décor couvre les murs, moulures seldjoukides, colonnettes fines, motifs très fouillés des bordures. Profusion des mélanges: une niche en muquarnas et plus haut une Vierge à l'enfant, des animaux. Douceur des plis, des regards, la mère et l'enfant posés contre les grandes lignes décoratives. La panthère ou l'aigle, entourés, encadrés, on regarde les ornements, le bel écrin ciselé. On s'éloigne, les décors ne tracent plus que les filets sur les murs, l'image n'est qu'une ponctuation dans la lumière, et c'est alors l'élancement qui prévaut, épure progressive vers le ciel.
On cherche maintenant l'ancienne basilique, une demande, puis une autre à des groupes de gens qui discutent dans les ruelles de terre. Une courte marche, et dans un espace d'herbes sauvages, voici les ruines.
Témoignage encore présent de cette église, du VIe siècle sans doute. Temps long des pierres, qu'on n'imagine pas précaires, linteaux lourds portant encore des traces de sculpture, fragments d'écriture sur un chapiteau. Quelques murs bas debout, des emplacements, et tout autour, à quelques mètres, des maisons d'aujourd'hui, architecture de pauvreté, façades fragiles. Et cet écart crée l'émotion, tend l'espace: que cherche-t-on dans ces restes au milieu de la ville, parmi les herbes folles? Qu'y a-t-il à célébrer, dans le dédale des pierres à terre?
On marche sans réponse, on voit les murs d'aujourd'hui, on voit ce patrimoine comme un terrain vague où les enfants peut-être font des jeux. Ce périmètre qu'on préserve, le temps qu'on sacralise, on voit ces pierres sombres, lourdes. Murs effondrés qui percent la mémoire à peine. On marche, on fait le tour de l'espace, on ne sait jamais rien de ce qui vous appelle.
À quelques mètres, de l'autre côté de la rue, Sona a trouvé l'emplacement de l'église mononef, à l'intérieur d'une propriété. Nous entrons sous un porche. Une femme nous accueille, elle ferme les portes des chambres et nous entraîne dans le jardin. Il reste de cette petite église du Ve siècle juste un muret. On y voit la forme de l'abside au fond, et ça et là des fragments d'entrelacs sur des pierres. Des arbres fruitiers poussent au milieu de ce qui fut un édifice. La femme parle des savants qui sont venus, de cette église, avec l'attention des vivants, elle fait des gestes simples, nous questionne du regard, nous dit merci d'être venus, merci de l'intérêt qu'on porte à son pays. Je la regarde, elle a la bonté des paysannes de l'enfance, la voix profonde.
Elle attrape les branches d'un prunier, puis du pommier, et nous voici chargés de fruits. Prunes rouge et or, juteuses, le bonheur sous la dent. Tout près à l'ombre sur une table longue, des fruits qui sèchent. La femme coupe des fleurs, elle en fait un bouquet jaune et blanc que Marie-Andrée arbore fièrement. Le temps s'écoule avec elle, dans sa maison, et c'est l'éternité pure de l'échange. Elle voudrait nous garder encore, nous lui offrons un foulard de Paris qu'elle met sur ses épaules, heureuse.
Nous montons au cimetière, sur la colline au sortir de la ville. D'ici on voit mieux l'étendue d'Eghvard, arbres et maisons, dans cette vaste cuvette fertile. Tout autour, du Mont Ara au plateau, c'est l'ocre des terres grillées au soleil. Le cimetière s'étage au sommet d'une colline ronde, il semble aussi grand que la ville, au même endroit depuis toujours.
Il y a des khatchkars du XIe siècle un peu plus haut, groupés par trois ou quatre, comme rassemblés pour lutter contre le temps. "Il y a la croix, mais le reste est toujours différent" dit encore Sona. La croix parfois malhabile, et les entrelacs tout autour. Ils sont placés ici sur des supports, qui les rendent plus hauts, repères protecteurs dans l'espace des tombes au-devant d'eux. Nous allons vers les tombes récentes aussi, il y a maintenant des grilles métalliques qui marquent les emplacements, et des plaques noires sur lesquelles on a gravé les photos des morts. L'image, ici aussi, qui gagne sur les motifs et les signes. Parfois, toujours gravés, des motifs en rosaces qui remplacent la photo du visage.
Nous poursuivons vers Zoravar, à quelques kilomètres, le dernier site que nous découvrirons dans la campagne arménienne. Jeu habituel des questions pour trouver le chemin. Un homme monte, qu'on ramène chez lui, qui nous montre la route. Trop de pierres, le chemin est impraticable: nous marchons sous la chaleur de midi. On domine Eghvard au loin, plus près des petites meules de paille sur les parcelles moissonnées, plus près encore l'herbe clairsemée parmi les roches qui affleurent.
"C'est extraordinaire que des étrangers fassent ça pour voir nos églises." Sona nous encourage dans la montée. Comment lui faire comprendre ce qui nous pousse? Les signes de la mémoire où l'on boit l'évidence, le bonheur de plonger ainsi, même à tâtons, dans l'autre identité. Nous rions sur le chemin. On découvre bientôt dans un repli de la terre l'église du VIIe siècle, en partie debout encore. L'endroit est désert, y avait-il ici un village autrefois? À côté, un ruisselet d'eau court au flanc de la montagne.
L'église est en octoconque, elle est constituée de huit niches. Chacune est semi-cylindrique, fermée par une voûte en cul de four. L'abside est plus importante en volume que les sept autres. Tout cela s'inscrit presque dans un cercle. Dehors, des petites fenêtres alternent avec des dièdres profonds. Les murs extérieurs sont préservés, mais il n'y a plus de coupole ni de toit.
On avance jusqu'à l'entrée, il y a beaucoup de pierres à terre, sans qu'on sache discerner toujours celles de l'édifice de celles du sol. Parfois, des entrelacs, un fragment d'écriture entre les chardons. De l'extérieur, la forme quasi circulaire rend plus puissantes encore ces pierres massives. On en fait le tour dans un sens, puis dans l'autre. Les pierres vont de l'ocre au gris, elles adoucissent un peu de leurs couleurs la forme, ce qui s'impose à nous.
À l'intérieur, les niches sont d'une extrême finesse. On voudrait que cela fasse volume, qu'il n'y ait pas cette béance aveuglante au-dessus de nous. On marche parmi les gravats - l'effondrement de la coupole sans doute, on voit le jeu des voûtes, l'élancement des piliers qui les joignent. Sur un mur, reste un fragment d'enduit, et quelques traces de peinture. Je ferme les yeux. J'imagine l'ombre, et l'amplitude qui transporte, qui met le corps au seuil de l'éternité, je me rappelle ces instants vécus durant ces jours, entrer dans un espace qui vous fait respirer plus vite, qui fait empreinte dans le corps.
C'est Grigor Mamikonian encore qui fit construire cette église de Zoravar, l'homme "bienfaisant, tranquille et doux", lui dont on suit la trace depuis quelques jours. Le parcours dans les terres arméniennes se termine aux prémices de l'histoire. Nous reprenons le chemin, cœur un peu lourd. On sait que désormais ces instants fulgurants de pierres, de grands espaces, vont devenir des bribes de mémoire, moments multipliés de l'amour qu'on plie soudain, à l'intérieur des solitudes.
Achot nous attend, il semble impatient. Nous rentrons vers Erevan. La ville est animée comme un dimanche, des gens qui marchent dans les rues, des gens assis à l'ombre, dans les parcs qui ceinturent la ville. Sur les boulevards on longe l'université, Sona nous montre heureuse les bâtiments, j'aimerais qu'on s'arrête, on n'ose pas, Achot est visiblement pressé d'en finir. On traverse la ville vers le sud, vers la colline d'Erebouni. Erebouni, la très ancienne forteresse, l'origine d'Erevan.
Le musée est au pied de la colline. Une femme nous guide en français d'un discours rapide, exact. Voici la vie des anciens, les graines retrouvées, les tissus, lors des campagnes de fouilles menées depuis des années déjà. "Nous sommes la plus vieille ville du monde, avant Rome, dit-elle. Et nous, on a le texte qui le prouve." C'est une inscription cunéiforme qui date de 782 avant J.-C. Et qui précise qu'Arguichti, fils de Menua, construisit cette splendide forteresse et la nomma Erebouni..
Arguichti Ier est le roi d'un pays qu'on nomme l'Ourartou, dont les contours recouvrent à peu près l'Arménie historique, celle qui s'étend au-delà des trois grands lacs Sevan, de Van et d'Ourmia, comme le montre la carte dans l'ombre du musée. "Ce sont nos ancêtres" dit Sona. Au dire des historiens, la filiation n'est pourtant pas bien directe, les Arméniens venus d'ailleurs, ayant conquis sans doute les Ourartéens et s'étant mêlés peut-être avec eux.
Mais l'Ourartou fut un foyer de civilisation qui imprégna ce territoire. On nous montre les jarres à vin, les formes d'argile qui servaient pour l'irrigation. Ici, l'Arménie creuse ses racines, tellement certaine de sa lointaine identité. Relation vivante à l'extrême origine, qu'on préserve, qui isole aussi. Je me souviens de cette histoire que Sona nous avait racontée,de bergers dans la montagne qui disaient : "Les Arméniens pensent qu'il y a eux et l'Amérique, c'est tout..."
Nous montons sur la colline, dizaines et dizaines de marches, pour accéder sur cet étroit triangle à ce qui reste de la forteresse. D'ici, l'immense capitale qu'est devenue Erevan s'étale dans la brume de chaleur, immeubles, arbres, maisons basses. Sur les collines de l'autre côté, la tour de la télévision. Nous longeons les blocs de pierre ajustés, empilés, on devine les traces d'une vie, d'un peuplement, on cherche le palais, le temple, les inscriptions d'une autre écriture plus ancienne encore. Erebouni est un lieu de seule mémoire, rien ici qui emporte le regard, on y voit des marques, des murets, l'essentiel des signes visibles qui témoignent et qu'on ne comprend qu'à peine, mais l'emplacement domine l'espace, il donne à situer le temps, comme si ces hauteurs portaient en elles d'évidence l'origine.
En repartant vers le centre d'Erevan, je m'aperçois que déjà la ville nous devient familière. Quelques repères dans l'espace, quelques jours, et ce n'est déjà plus l'autre monde tout à fait. Rue Tigran Mets soudain, concert de klaxons: des mariés dans une voiture décapotable, suivis d'une ribambelle d'autos luxueuses.
"Il faut de l'argent pour une noce pareille !
- Mais il y a des Arméniens très riches" dit Sona en souriant.
Retour à l'hôtel. Sona, gênée, nous apprend qu'Achot ne nous transporte plus les jours suivants à Erevan, contrairement à ce que nous avions demandé à l'agence H.S. On se salue, on se quitte sans regret, Achot est resté tous ces jours à l'écart, conduisant parfaitement, juste ce qu'il faut, le moins possible. Comme si les quarante ans de régime soviétique qu'il avait vécus, avaient tout balayé en lui, comme si entre lui et nous tout était muré depuis le début. On questionne Sona. Oui, elle, elle compte venir avec nous encore pour quelques visites.
Fin d'après-midi au Vernissage, sous les arbres et les toiles de plastique, parmi la foule du dimanche et la profusion des objets. Couples qui vont en se tenant la main, discussions animées entre marchands, d'homme à homme, ici devant des bijoux, là devant d'anciens appareils photos, visage apaisé de celui qui expose ses tableaux, jeune femme seule au corsage échancré qui semble perdue, effervescence des stands... le Vernissage offre ses instants d'Arménie familière. Incroyable fourre-tout, qui tient de la place publique, du marché aux puces, de la quincaillerie dernier cri, de la boutique à touristes aussi - on ne trouvera nulle part ailleurs ces maquettes en bois du temple de Garni. Ambiance douce, objets sans caractère bien souvent: l'hétéroclite après la cohérence des mémoires et des lieux qu'on vient de parcourir à travers le pays.