En haut de l'avenue, on entre dans la librairie minuscule "Luïs58". Grande hauteur des murs garnis de rayonnages, charme oriental du décor, en poussant la porte l'impression d'une rupture, de franchir presque une frontière. Peu de lumière dans la pièce, le calme, on y consulte les ouvrages dans le silence, avec la quiétude requise pour des objets d'intelligence.
L'homme du lieu est entre deux âges, il parle avec une douceur extrême, presque de lassitude, à mi-voix. On communique en anglais, lentement. On regarde tous ces livres, dont beaucoup sont anciens et sont passés sans doute de main en main. On cherche dans les piles, on feuillette, on découvre quelques livres en français dont ces poèmes d'Arménie, édités à Paris voici trente ans et qui sont revenus là: le livre est doublement dédicacé, en français d'abord par le maître d'œuvre de cette anthologie, en arménien ensuite. J'imagine son périple, et sa sauvegarde dans ce pays où l'édition est rare.
Sur une étagère, un grand livre sur les miniatures, qu'on demande à feuilleter, publié par les Mekhitaristes. Cette congrégation installée en 1717 dans la lagune de Venise, sur l'île de San Lazzaro, a développé jusqu'à aujourd'hui une édition arménienne en Italie, prolongement des premiers imprimeurs dans la ville dès le XVIe siècle. Le livre est lourd et de grand format, page à page sont imprimés des manuscrits, vieilles feuilles reproduites amoureusement sur un papier sans âge. Tu tournes les pages près de moi, nous respirons ensemble l'éblouissement des bleus, les visages épurés, la profusion des silhouettes. Souvent les mêmes scènes - annonciation, nativité, lavement des pieds... - mais ce sont les plis des vêtements, les couleurs délicates d'abord que l'on partage.
Bonheur d'entrer dans l'image ainsi côte à côte, sans presque une parole, bonheur de ce qui circule entre elle et nous. L'homme voit notre regard fasciné, il nous parle du livre, la voix plus lente encore, comme d'un enfant unique qu'on aurait retrouvé après des mois d'absence.
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58 Luïs: lumière.