Dialogue de la langue et de l'image, l'avenue Machtots qui traverse le centre d'Erevan de part en part, se termine par une grande montée de marches qui la barrent dans toute sa largeur. En haut, c'est le Matenadaran, l'institut des manuscrits anciens où nous allons, où les enluminures arméniennes sont conservées. L'ensemble fait une grande esplanade en hauteur, comme suspendue entre terre et ciel. "C'est là qu'on a fait les grandes manifestations pour le Karabagh. Plus de dix mille personnes peuvent tenir ici, et c'est bien pour parler."
Au premier niveau, la statue de Mesrop et son élève. Il nous fait face, il montre de sa main droite derrière lui les trente-six lettres de l'alphabet qu'il a créées. "Voyez, dit Sona, c'est neuf rangées de quatre lettres, et ça forme une prière." Au-dessus, sur le second niveau de l'esplanade, six statues d'intellectuels, debout, qui ont marqué l'histoire d'Arménie. J'y reconnais Mkhitar Goch, et j'entends les noms qu'égrène Sona, Moïse de Khorène, Grégoire de Tatev...
Dialogue de la langue et de l'image, c'est ici le corps de la mémoire arménienne, sa face urbaine, proprement patrimoniale: l'héritage des savants, alors qu'ailleurs dans les villages, c'était bien souvent l'habitant qui prenait soin du monastère ou de l'église. Pierres en architecture disséminées dans le pays des pierres, manuscrits plus volatils, créés dans toute la diaspora depuis des siècles, et qu'on rassemble là, qu'on préserve, qu'on fait vivre. "Ce n'est pas un musée ici, nous dira la jeune femme guide, il y a soixante chercheurs en permanence." Et elle racontera - avec la véhémence d'une preuve irréfutable - l'histoire de ce médecin qui va chercher des cochenilles tous les ans en septembre dans la plaine de l'Ararat, pour "obtenir des pigments authentiques pour la restauration".