"Voulez-vous vraiment voir l'autre église?" Achot a transmis à Sona son désir d'abréger. Oui, on souhaite continuer, malgré la chaleur qui pèse. Discussion, puis quelques centaines de mètres en bus vers Shoghagat le "flot de lumière". Dernier jalon du parcours au cœur de la ville. Répétition encore: l'enclos bien entretenu, les abords lisses, l'allée puis au bout l'harmonie de la façade, de la coupole. Plus près, les murs soignés, les ornements sculptés des fenêtres et du porche qui font le rythme. Au chevet, des entrelacs par fragments, qui tressent une croix.
L'ensemble fait cohérence, il nous marque à nouveau, fait insistance dans l'espace urbain. Mais le site date de 1694: permanence de la mémoire et réécriture aussi, construction représentée comme au VIIe siècle, moment de l'identité qu'on perpétue.
Quand naît dans l'âme collective cette sensation que les formes, les signes, les images sont nôtres et qu'il faut les préserver, les prolonger, les nourrir de sens? Et ce qu'on accumule d'interprétations, couche sur couche des valeurs héritées, reprises, adaptées au cours du temps, comment le mettre en perspective avec ce qui surgit, qui expulse, radical, dans le vent des brassages des peuples et des violences? Art roman, gothique, baroque... je repense aux grandes traces de notre mémoire, soumises aux luttes, fruits des conflits aussi, qui nous ont façonnés, à ces facettes multiples, cette mobilité et cette incertitude où nous baignons aujourd'hui. L'architecture arménienne traverse l'histoire avec une étonnante stabilité, l'affirmation constante de l'essentiel, peut-être parce que c'est plus une culture qui s'écrit précairement à l'œuvre, qu'un pays qui s'affirme au firmament des pouvoirs. Ballottés entre les Perses et les Ottomans, les Arméniens restent eux-mêmes, ils sont à l'abri des grandes ruptures de l'histoire.
Avant de continuer vers Zvartnots, nous voulons tous quatre respirer un peu, remuer calmement tout ce vécu d'images, et boire frais. On a repéré tout à l'heure café et terrasse à l'ombre, dans la rue principale. "Achot dit qu'il y a un café à Zvartnots, c'est tout près." Mais nous avons vraiment très soif, nous doutons des promesses d'Achot et le café ici est tout près aussi.
"Nous, nous voulons aller au café ici.
- Mais Zvartnots est juste à quelques kilomètres !"
J'élève la voix.
- "C'est nous les clients, c'est nous qui décidons. Nous allons ici."
Echanges tumultueux entre Achot et Sona. Le bus démarre, bientôt la terrasse à l'ombre. "C'est là, stop, stop !" Achot se range, silence tendu, on descend. Bienfait de la Djermouk fraîche... Sona vient nous rejoindre. On l'invite à boire avec nous. Elle refuse doucement, retourne avec Achot. Sona qui se tait, désemparée.