Zvartnots, ce sont "les anges du ciel", ceux apparus en songe à Grégoire, lors de sa vision. Il ne reste que des ruines, mais entourées, valorisées, aménagées: ici aussi est un lieu fondateur. C'est dit-on l'endroit où Grégoire, juste libéré de son cachot, rencontra Tiridate.
En 641, alors que l'Arménie commence à subir les invasions arabes, Nersès III est nommé catholicos. Fin lettré, pétri de culture grecque, il n'aura de cesse de poursuivre l'œuvre arménienne: "il amena l'eau de la rivière, rendit cultivable tout ce pays pierreux, planta des vignes et des vergers d'arbres fruitiers..."41 Surnommé "le Constructeur", il fit bâtir et rebâtir.
Cette église au nom des anges, où il mit les reliques de Grégoire, voulait surpasser en audace celle d'Edjmiadzin toute proche. À trois niveaux, enveloppée d'un vaste déambulatoire qu'un mur à trente-deux faces rendait presque circulaire, elle devait être exceptionnelle à bien des égards. Au Xe siècle, un tremblement de terre l'a détruite entièrement, laissant aux experts des hypothèses d'architecture, dans le fouillis des pierres au sol.
Dans ce tournant d'après-midi, en marchant vers ces ruines, ce que l'on voit d'abord, c'est l'esplanade, une immense plate-forme surélevée qui barre le regard, fait limite de l'espace autrefois sacré. À droite, deux immenses blocs encore maçonnés, mœllons grossiers, seuls vestiges du corps de l'édifice. Au centre du regard, des colonnes, des arcades en fragments, dont on ne pressent pas de loin l'ampleur ni la présence.
C'est au pied de la plate-forme que l'œil bascule, happé par la puissance, le poids, la démesure presque des chapiteaux. Certains sont au sommet de colonnes qu'on a sans doute restaurées, ils se détachent sur le ciel à quelques mètres de hauteur. Tressage simple des motifs, mais creusés profondément dans la pierre, qui disent dans la lumière la présence qui assemble. On marche parmi les ruines toujours différemment, parce que la grandeur peut-être de ces lieux est plus à vif, qu'on a l'impression à chaque pas d'un adieu.
À terre un chapiteau au décor d'aigle, à la pierre plus grande que soi, qu'on touche des mains d'un bonheur neuf. Il n'y a plus d'ensemble dans les ruines, seulement des fragments que l'imaginaire recompose, on cherche les possibles, de ces colonnes en courbes aux arcades qui tentent un mouvement vite arrêté. À côté des restes de l'église, ceux du palais de Nersès, pierres alignées qui furent des espaces à vivre. On marche encore, on cherche le filigrane des anges peut-être, mais rien que le fracas des pierres immenses contre le corps, contre la mémoire, dans la grandeur défaite. Au loin, des rideaux de peupliers bruissent dans l'air du soir.
Retour au bus. Achot est attablé au café voisin. D'un air narquois, il invite Sona à le rejoindre, qui refuse. Nous l'attendons, un long moment. Je m'approche d'elle, nous parlons du voyage, de l'agence. Non elle ne connaît pas Achot, non ce n'est pas très payé, oui elle a été contactée juste une semaine avant le départ par H.S., non elle ne sait pas combien Achot est payé, non ils n'ont pas vraiment de budget pour se loger... Elle dit d'un sourire fatigué: "Je voudrais faire au mieux". J'explique le contrat avec l'agence, les coûts, que c'est au guide à faire les choix, avec nous... Elle semble frissonner soudain. Je me tais.
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41 Sebêos, Histoire de la Siounie, cité in René Grousset, Histoire de l'Arménie, op. cit.