Après la traversée d'Achadjour, nous prenons vers le nord, laissant la frontière à deux ou trois kilomètres. Sona regarde la carte et le guide, puis parle avec Achot. "On ne peut pas aller à l'église de Kirants en voiture, la route est trop mauvaise."
Le guide de voyage le plus fiable reste ambigu, mais conseille d'aller à pied pour une part du parcours. "On peut marcher." Sona semble effarée : "Mais il va faire trop chaud !"
Pour l'heure on roule, avec à notre droite les paysages arides de l'Azerbaïdjan et dans les lointains, une grande retenue d'eau. Très peu de monde, de temps à autre une vieille Lada qui navigue entre les trous de la route. Nous montons légèrement dans de larges vallonnements et bientôt, après quelques virages, une petite place, à peine est-on entré dans le village. De l'autre côté, assis sur le muret à l'ombre d'un arbre, un groupe d'hommes. "C'est le conseil des sages" dit Sylvie. Achot et Sona sont partis aux nouvelles, la conversation dure plusieurs minutes... Nous sommes loin d'Erevan ici, peu de touristes doivent passer et encore moins chercher cette église de Kirants qui semble bizarrement loin du village.
Soudain une voiture arrive, se range près de nous, un 4 x 4 - ils sont rares ici, deux hommes en descendent et rejoignent le conseil. Conciliabule encore, puis le groupe revient vers nous. "C'est le maire du village. Si vous voulez, il peut vous emmener à l'église avec le 4 x 4." On négocie. On se met d'accord. Le maire est jeune, il a le visage bienveillant. "Mais il faut mettre des chaussettes et un pantalon !" Les tenues légères de Monique et Sylvie ne conviennent pas: regards entre nous, étonnés. "C'est qu'il y a beaucoup d'herbes hautes, des épines... Si, si, il faut vous changer !"
À peine partis, nous croisons un jeune homme en bord de route, avec des béquilles, le pied bandé. On s'arrête. Le maire l'apostrophe en riant, l'autre répond, connivent. Échanges entre notre maire-chauffeur et Sona. "Il a sauté sur une mine il y a quinze jours." On cherche à en savoir plus, Sona questionne. "Oui, il y a eu des incidents récemment avec des gens qui faisaient la moisson. Mais on ne veut pas ébruiter, il ne faut pas faire peur. À Erevan, on ne savait pas."
Nous descendons maintenant par un chemin le long d'une petite rivière. Le maire raconte l'histoire de Kirants, qu'autrefois le village était beaucoup plus haut dans la vallée, qu'il a fallu au cours du temps se rapprocher des terres plus ouvertes, qu'il ne reste aujourd'hui là-bas que l'église... Il a la voix calme, une sorte d'énergie douce qui rassure, Sona traduit, phrase à phrase, comme nous sous le charme de l'histoire.
Premier arrêt en bas du village, on sort un bidon d'une maison pour le carburant. Devant nous, des demeures qui s'étagent, aux toits de tôle, des ruches sur la colline, une meule de paille affaissée. Nous repartons, la piste suit de loin la rivière. Le maire nous explique ce qu'il veut nous montrer, d'abord l'église des Apôtres, puis un pont du XIIe siècle et enfin l'église de Kirants, tout au bout. Il conduit avec une prudence extrême, tentant d'amortir les cahots qui se multiplient. On monte bientôt à flanc de colline, entre les arbres, sans piste apparente, le 4 x 4 rugit, s'arrête enfin. Contraste du silence, des cigales, de l'air à peine dans les feuilles.
À quelques pas, Arakelots Vank, le monastère des Apôtres, le toit de l'église est rongée d'arbustes et d'herbes. Près de la façade sud, un beau khatchkar de pierre rouge, le bas noirci de bougies brûlées. La croix arménienne, et Dieu le Père dans une mandorle portée par deux anges. Beaucoup de pierres à terre, peut-être les restes d'un jamatoun. Un petit portail, et la fraîcheur de l'ombre. Au fond de l'abside, près de la fenêtre minuscule, des fragments de tissus en offrande, et sur un petit pilier, à nouveau des restes de bougies. On vient ici sans doute encore pour l'offrande ou pour des sacrifices, "pour bénir la famille" dit Sona.
Et puis le corps s'habitue à l'ombre, il prend conscience des volumes, des couleurs qui émergent. Et tous en même temps, nous découvrons au mur la fresque et les graffitis sur elle. Des inscriptions récentes faites au charbon sans doute, couvrent, bribe par bribe, tag après tag, la peinture médiévale d'un cavalier. Le rouge, le gris et le bleu en dessinent encore précisément la silhouette, mais visite après visite, la marée des signes futiles la recouvre peu à peu. Le visage est encore épargné, qui semble si calme. "Il serait peut-être encore possible de la sauver." Nous parlons des fresques romanes en France, des restaurateurs. Le maire nous questionne, il voudrait développer le tourisme ici, "faire voir nos trésors". Il nous regarde avec intensité, lit l'émotion sur nos visages devant cette beauté qu'on étouffe peu à peu. "Comment faire, dit-il, on n'a pas de moyens pour empêcher ça."
Quelques centaines de mètres à nouveau avec le moteur, puis il mène la marche vers la rivière. Voici le pont, une seule arche devenue si mince avec le temps qu'on ose à peine s'y aventurer. Ici, les caravanes chargées des produits d'Orient remontaient vers la Mer Noire. Comment imaginer les marchands, les ballots, les bêtes, la vie commerçante, dans cet univers sans perspective que les arbres recouvrent? Nous descendons, cherchant les restes d'un caravansérail qu'Hemaïak - nous avons demandé son nom à Sona - veut nous montrer. Je suis étonné par la vivacité tout intérieure de cet homme. Il semble habité comme naturellement par la mémoire de sa terre et par son devenir. Il donne et dévoile, il demande, déterminé, porté vers l'avant.
Nous reprenons la piste dans la vallée qui s'encave peu à peu. À droite bientôt, au seuil d'une clairière, quelques voitures. "C'est une fontaine" dit Sona. Plus loin, Hemaïak s'arrête, il crie vers une grande cabane en bois, presque une maison, plus haut parmi les arbres. Une vieille femme s'avance, lui répond. On continue la piste qui devient peu à peu invraisemblable. "Il a beaucoup plu ces jours derniers." Et de grandes flaques d'eau cachent des ornières redoutables. Le 4 x 4 avance de plus en plus lentement, nous nous taisons, attentifs aux bruits du moteur, aux gerbes de l'eau jaunâtre, aux pneus qui s'enfoncent. On s'arrête soudain, net. Dix mètres au-devant, la moitié de la piste s'est effondrée dans le ravin.
Tout le monde descend, s'approche, on passe à pied pour éprouver ce qui reste de solide. Hemaïak lance son 4 x 4 largement sur la droite, qui penche fortement mais passe. Sona suit à pied, entre soupir d'aise et angoisse. L'avancée reprend, à peine plus rapide que la marche, il faut jauger le sol sous les marigots qui coupent le chemin, prendre la bonne courbe pour éviter l'envasement, notre chauffeur joue des bras, des manettes, des roues motrices... Peu après, sur une partie plus sèche, il s'arrête, le visage un peu baissé, il parle à Sona la voix sourde. "Il dit qu'il y a deux bras de rivière à franchir encore et qu'avec le niveau de l'eau, on ne peut pas passer. Mais il y a un sentier par là. Si vous voulez, on peut aller à pied."
On laisse là le véhicule, à même la piste, Marie-Andrée qui ne marche plus si facilement va nous attendre. Hemaïak nous guide dans une vague sente à l'herbe drue, d'un pas rapide. La chaleur est au zénith et très vite nous sommes envahis de mouches en tourbillon autour de nous. Bourdonnements incessants, stridence des cigales, la terre chaude nous porte, rythme des pas, de l'agacement des insectes. On fait des gestes dérisoires pour les chasser. Les herbes sont devenues plus hautes, nous avançons les pieds levés, nous frayant lentement une passe dans les frondaisons. Les herbes et les branches se rejoignent sans un passage pour la lumière.
Longtemps nous allons, le corps pris par la marche seule, suivre celle qui précède, se protéger des branches, chasser les mouches des yeux... Un moment, Hemaïak s'arrête, semble un peu perdu, on tourne en rond quelque temps. Filet d'inquiétude dans les regards, la marche encore, puis son allure déterminée et la piste un peu plus bas, qu'on retrouve. C'est devenu un sentier pentu, avec des roches. Les corps ruissellent, et s'il n'y a plus d'herbes, les mouches font un nuage fébrile devant nous, contre le ciel. Il faut monter encore - "C'est un peu plus loin" - une pause à l'ombre et les yeux qui devant, là-haut, devinent une coupole au bout d'un vaste espace.
Quand on marche, voir enfin le but du périple est toujours un instant sublime. Ce qu'on a pétri d'imaginaire pas après pas, rythme après rythme comme dans l'obsession de la musique soudain se dévoile. Moment magique du corps tendu vers l'improbable, quand le désir touche son rêve.
Il faut passer une grande clairière noyée de mouches encore, avant d'atteindre ces ruines fières. L'élancement du tambour porte des arcades et de minces fenêtres. Au-dessus, une pyramide à huit pans coiffe l'ensemble. Tout paraît étrange ici, de ce lieu si perdu qu'on a peine à l'imaginer autrefois comme un village, à cette construction de briques rares.
Il fait si chaud que nous nous abritons vite à l'intérieur. C'est d'abord l'immense volume sous la coupole qui apaise, nimbé de la lumière douce tombant des fenêtres, nous nous taisons, comme souvent, comme si nos corps à l'unisson avaient besoin de ce temps de latence, de reprendre chacun la mesure des respirations, des connivences, des repères, avant que le langage à nouveau nous rassemble.
Kirants date du XIIIe siècle, et par bien des côtés ce lieu vaut emblème de ce pays, un regard vers l'Orient - la minutie des briques assemblées pour créer d'amples volumes le rapproche des mausolées d'Asie Centrale, un autre regard vers le nord - Kirants fut d'obédience géorgienne, et un autre peut-être plus ramassé, plus secret, qui fait l'Arménie même - l'exactitude d'un chant qui résiste.
Comme au monastère des Apôtres les murs portent des fresques, comme là-bas envahies de graffitis. Grands personnages penchés, visages aux fragments qui s'écaillent, marques noires des dégradations... et pourtant cette immense sensation de profondeur humaine qui jaillit de ces traits. Plus haut, sur les pendentifs, l'enduit noirci laisse deviner des visages qui n'ont plus leur couleur. On se tait à nouveau, subjugués par ce lieu qui dit l'effacement si lent de la mort, ces maigres traces qui font encore mémoire. Quoi vivre du patrimoine, ce lent assemblage des vies représentées, longs échos dénudés qui gardent dans leur squelette le même chant des hommes, repris, recousu, remanié? Quoi vivre de cela, dans le métissage du monde qui vient?
Hemaïak parle de sa terre, de ses projets de tourisme qu'il voudrait développer, refaire la route avec la Banque Mondiale, rénover les églises et le pont, sauver les fresques peut-être, il nous questionne sur son idée, il cherche comment c'est ailleurs, nous parlons des églises romanes de France, des fresques de Catalogne, des maisons de terre du Yémen, des medersas de Samarkande..., des quelques fragments du monde qu'on a vécus, avec toujours ce tressaillement de partager l'intime de l'humain, et cette impuissance, entre nous, de l'héritage à faire un chemin clair pour l'aujourd'hui.
Nous sortons de l'église. Combien de temps encore tiendra le toit du jamatoun mangé par les broussailles? Une à une, les briques de la façade tombent et derrière, dans l'ancien réfectoire ouvert au vent, quelques chapiteaux encore et la voûte de pierre, plus haute que les arbres. Je lève les yeux. Le haut tambour vers le ciel est baigné de soleil, sur chaque pan, sous les arcades de briques une multitude d'étoiles en céramique turquoise, disséminées, peuplent la pierre comme une peau offerte. Sait-on quelque chose vraiment de ce qui fait la présence - lieu ou visage, espace féminin, même amplitude qui comble le désir et le suscite? Sait-on quelque chose de ce qui fait le rassemblement des hommes ici depuis des siècles, de cette volonté de maintenir la route, encore?
L'heure passe. On va redescendre par la piste, au plus court. Mais Sona s'inquiète:
"Il va falloir traverser deux fois la rivière...
- Eh bien, on va se déchausser !"
L'agence H.S. lui a fait la leçon : prendre bien soin des touristes, assurer la sécurité, que tout soit bien lisse... Nos réactions la déroutent. Les deux passages à gué font une merveille aux pieds surchauffés. Bientôt, voilà le véhicule et Marie-Andrée qui nous attend, qui veut savoir comment c'était là-haut.
Retour, et les mêmes prouesses de conduite, on s'enfonce dans la boue doucement, le moteur s'emballe et l'on émerge à grand-peine. Le mouvement devient familier, on s'enfonce encore, très lentement, on accélère, mais trop fort cette fois ou trop tard, ça patine, je crie "Stop, stop!" bêtement, Hemaïak persiste... On descend, pierres sous les pneus, redémarrage, mais rien à faire... "Hemaïak va aller chercher une pelle à la cabane où il y avait la dame, c'est à trois kilomètres à peu près, et nous pendant ce temps-là, on va marcher." Le maire file à grands pas, nous nous promenons doucement dans la fraîcheur du bruit de la rivière.
Il revient bientôt. "Rémy et moi, on va avec lui pour l'aider, dit Sona. Et vous, vous allez chez la dame en attendant, elle vous attend." Nous revenons sur nos pas, vite. Hemaïak déblaie avec sa pelle, fait un lit de pierres devant chaque roue, nous fait osciller le 4 x 4 pendant qu'il cherche à démarrer, rien n'y fait. Sona fait bonne figure: "On va retourner chez la dame, puis de là, il ira à pied, trois kilomètres plus loin, à la fontaine, il devrait trouver un camion." Nous repartons, en silence maintenant, à grandes enjambées dans la descente.
Je retrouve Monique, Sylvie et Marie-Andrée attablées sous un auvent près de la cabane. C'est la "résidence d'été" de Rina, soixante-quatorze ans, enseignante autrefois, et de sa petite fille de quinze ans. Elles sont là pour s'occuper des ruches. Maison de planches et de pieux, toit de tôle, grand four traditionnel, petite cour, tout cela sur un terre-plein aménagé à même la pente, parmi les arbres. Depuis une heure, Monique tente avec son glossaire une conversation par bribes, elle montre l'écriture arménienne mot à mot, prononce au mieux la translittération... Boissons et petits bonbons ont bien amorcé le dialogue, les visages sont attentifs, et maintenant que Sona traduit, les sourires fusent. Bonheur de cet accueil simple, j'imagine les jours ici, noyés dans la verdure, dans ce dernier abri d'une vallée perdue. Les plantes qu'on a cueillies, qu'on fait sécher près du toit, qui chassent les insectes ; les ruches plus bas vers la rivière, et ce livre que lit la jeune fille, qu'elle nous montre, qui raconte l'histoire des "héros" de la guerre.
Notre maire revient enfin, il a trouvé un camion, et son chauffeur. Il s'excuse pour le temps perdu... et les voilà repartis désembourber le 4 x 4. Nous prenons bientôt congé, gênés du dérangement, l'adolescente et la vieille dame nous couvrent de salutations chaleureuses, elles se serrent l'une contre l'autre.
Dans cette fin d'après-midi, la route du retour semble plus lente encore. Hemaïak parle d'une voix mesurée, douce. Il dit d'abord sa famille, son aïeul qui avait fondé le nouveau village dans les espaces plus accueillants, près de la frontière. Ils étaient venus du Karabagh, et lui s'était battu en 1917 contre les Turcs et les Russes. Il dit leur peur, en 1988, quand des Azéris près de Bakou tuèrent trente Arméniens. "On a cru que le génocide recommençait... Avant, des Azéris vivaient ici, et nous chez eux. Il y a eu des morts inutiles... Nous voulons juste le droit d'être nous-mêmes, mais nous aimons la paix."
Sona traduit à mi-voix les propos pleins d'humanité, nous n'entendons plus que ce rythme - l'homme de Kirants qui dit son territoire et le monde "Nous sommes très heureux de l'Europe, vous avez à faire ça. Il ne faut pas laisser les Américains seuls...", - et la femme, l'universitaire de la capitale, plus émue que l'homme encore à nous faire comprendre leurs blessures, leurs espoirs. Je pense à notre richesse, à notre désespérante lenteur d'Européens à fonder de notre diversité culturelle une parole pour le monde, à cette attente ici, dans cet extrême Occident.
Arrivés devant la fontaine, on s'arrête, à côté des quelques voitures. "Il veut nous montrer un petit musée" dit Sona. On monte la petite clairière. Là-haut, autour d'une très longue table, toute une famille d'Arméniens, trente personnes peut-être. "Ils fêtent l'anniversaire de la jeune fille, elle a dix-sept ans." Le maire salue, explique qui nous sommes. Le "musée", un peu plus haut, dans une grotte, ce sont des objets d'autrefois à même le sol, jarres en argile, baratte, meules, ustensiles... "C'est le monsieur qui a créé la fontaine, il a tout rassemblé." Hemaïak est songeur. "Il faudrait en faire un vrai musée." Je lui parle de l'interprétation, de l'objet et de ce qu'on peut tisser autour, de ce regard pour demain sur les mémoires, passerelle entre les mondes, bagages pour le voyage. Il sourit. "Il faudrait le faire au village, ce musée, ceux qui passent s'arrêteraient..."
La famille en fête nous attend.
"Ils vous invitent à rester un moment avec eux, dit Sona.
- On ne va pas les déranger, ils sont en famille.
- Il vaudrait mieux accepter. Inviter des étrangers chez nous, c'est comme bénir la fête, ça va leur porter bonheur."
Nous voilà assis à la table. Très vite, des assiettes, des tranches de pastèques, des pêches, du mouton, du miel admirable... Les hommes sont d'un côté de la table, les femmes et les enfants de l'autre. On nous sert à boire, en nous montrant la bouteille: "ARARAT" lit-on sur l'étiquette. "Cognac!", me dit mon voisin d'un air gourmand. Un homme se met debout bientôt, prend la parole, tous se taisent. Il lève son verre à tous. "Merci, dit-il, merci à nos invités qui sont venus de si loin voir nos richesses, et qui partagent notre fête. Merci à notre maire qui les a guidés sans compter son temps, tout le jour. On espère que vous aimerez les Arméniens, et notre pays. Revenez une autre fois. Nous sommes heureux de vous compter parmi nous..." La voix est forte, haute. Nous buvons l'ARARAT, le brandy arménien, dont les soixante-dix degrés brûlent la gorge.
Nous restons là longtemps encore, mangeant, riant, dansant, partageant le gâteau d'anniversaire de la jeune fille à l'élégance douce, sous l'attention rieuse des enfants. Quand nous partons, rassasiés de chaleurs, de connivences, tous nous saluent, visages multipliés qui soudain peuplent la lumière qui décline.
Achot nous attend dans la rue basse de Kirants, inquiet malgré tout.
"Il serait temps de chercher un endroit pour dormir.
- On va s'arranger".
Mais Hemaïak veut encore prolonger ces instants de partage avec sa terre. "Il a dit tout à l'heure aux autres que vous vous intéressiez à tout." Nous repartons, cette fois vers l'ancien cimetière, au-dessus des maisons, envahi d'herbes.
Je me sens saturé d'instants, ébloui tellement comme à chaque respiration d'intensité nouvelle, qu'on sait que cette plénitude tient de l'éternité. Les entrelacs des khatchkars ici, l'un sur l'autre penchés, disent aussi l'inépuisable. Il y a, plus bas, une pierre tombale, les lichens et la mousse la recouvrent. Et Monique et Sona la frottent de leurs mains, dégageant peu à peu les scènes, les personnages. Sur le rectangle de pierre, des signes de la vie d'avant, une femme près d'un métier à tisser, un cavalier et sa longue lance, des silhouettes debout autour d'un repas servi sur la table. Fragments côte à côte mêlés, profusion remplie de l'espace, visages minimes - quelques traits, le regard à peine qui surgit de la pierre. Nous formons devant l'image un cercle fasciné, comme devant l'antique dieu violent le groupe en communion, soudé, terrassé par ce qui le dépasse. Il n'y a pas de mort sur ces tombes, mais la vie racontée partout peuplant l'espace, et derrière la mousse, sur nos doigts ce métier qui fait la toile, inlassablement.
"Le monsieur a deux chambres, si vous voulez monter voir." Nous sommes revenus à la place haute du village. Un homme s'est proposé pour nous loger. "Il vit tout seul ici", dit Sona. La maison est entourée d'un grand jardin, où tout l'espace est cultivé avec soin. Côté sud, un grand bassin recueille l'eau de pluie pour l'arrosage. Légumes et fruits à profusion. Au premier étage où sont les chambres - l'homme vit en bas - on devine au loin dans la nuit qui arrive des silhouettes de montagnes.
Notre homme fait l'article, nous montre avec détermination les lits (beaucoup de poussière), l'électricité (ampoule faiblarde qui tressaute), le vaste espace (pour ça, rien à dire). Il est anxieux de son effet commercial. Est-ce que nous acceptons? Visiblement, il n'y a pas de concurrence, il est tard et le prix reste raisonnable ("C'est quinze mille drams26, car vous avez votre couchage"). Affaire conclue, tout le monde respire. Sona logera chez le maire, et Achot en bas ici, ou dans le minibus qu'on rentre dans la cour.
Reste à laver les corps imbibés de chaleur. Les choses se passent dans un petit réduit à la lumière incertaine. Deux casseroles qu'on remplit au robinet d'eau froide. Un point d'écoulement sur le sol en gravier. À deux, on jongle mieux avec le bonheur de l'eau sur la peau. Je te regarde. Nous partons ensemble de ce rire retrouvé de l'enfance, à perdre haleine.
La nuit du voyage sert peu au sommeil. C'est d'abord un temps où l'on cherche des repères, où la mémoire malgré soi tente de comprendre toutes les intensités vécues du jour, où l'on voudrait monter le film après des prises de vues incessantes. Il y a des mosaïques dans la tête, les pierres dans la lumière, les fresques au bord de se dissoudre, les lieux des églises à la limite de l'accessible... et ces rencontres fulgurantes qui recomposent les fragments, font comme une sève souterraine. Le corps cherche à reprendre pied, à jauger de son univers familier celui qu'il découvre. Mais sur la place à côté, la jeunesse de Kirants mixe bruits de moteurs et rythmes de cassettes. Et puis, plus tard, ce sont les chiens longtemps qui déchirent le fil des images. Rien ne s'arrête. Après bien des reprises, des tentatives d'acquiescement à ce qu'on a vécu, on se dissout bientôt sans avoir pris la distance nécessaire, comme terrassé par ce trop plein d'instants, soumis à ce territoire nouveau qui vous étreint.
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26 Environ 23 euros.