Dans cette fin d'après-midi, la route du retour semble plus lente encore. Hemaïak parle d'une voix mesurée, douce. Il dit d'abord sa famille, son aïeul qui avait fondé le nouveau village dans les espaces plus accueillants, près de la frontière. Ils étaient venus du Karabagh, et lui s'était battu en 1917 contre les Turcs et les Russes. Il dit leur peur, en 1988, quand des Azéris près de Bakou tuèrent trente Arméniens. "On a cru que le génocide recommençait... Avant, des Azéris vivaient ici, et nous chez eux. Il y a eu des morts inutiles... Nous voulons juste le droit d'être nous-mêmes, mais nous aimons la paix."
Sona traduit à mi-voix les propos pleins d'humanité, nous n'entendons plus que ce rythme - l'homme de Kirants qui dit son territoire et le monde "Nous sommes très heureux de l'Europe, vous avez à faire ça. Il ne faut pas laisser les Américains seuls...", - et la femme, l'universitaire de la capitale, plus émue que l'homme encore à nous faire comprendre leurs blessures, leurs espoirs. Je pense à notre richesse, à notre désespérante lenteur d'Européens à fonder de notre diversité culturelle une parole pour le monde, à cette attente ici, dans cet extrême Occident.
Arrivés devant la fontaine, on s'arrête, à côté des quelques voitures. "Il veut nous montrer un petit musée" dit Sona. On monte la petite clairière. Là-haut, autour d'une très longue table, toute une famille d'Arméniens, trente personnes peut-être. "Ils fêtent l'anniversaire de la jeune fille, elle a dix-sept ans." Le maire salue, explique qui nous sommes. Le "musée", un peu plus haut, dans une grotte, ce sont des objets d'autrefois à même le sol, jarres en argile, baratte, meules, ustensiles... "C'est le monsieur qui a créé la fontaine, il a tout rassemblé." Hemaïak est songeur. "Il faudrait en faire un vrai musée." Je lui parle de l'interprétation, de l'objet et de ce qu'on peut tisser autour, de ce regard pour demain sur les mémoires, passerelle entre les mondes, bagages pour le voyage. Il sourit. "Il faudrait le faire au village, ce musée, ceux qui passent s'arrêteraient..."
La famille en fête nous attend.
"Ils vous invitent à rester un moment avec eux, dit Sona.
- On ne va pas les déranger, ils sont en famille.
- Il vaudrait mieux accepter. Inviter des étrangers chez nous, c'est comme bénir la fête, ça va leur porter bonheur."
Nous voilà assis à la table. Très vite, des assiettes, des tranches de pastèques, des pêches, du mouton, du miel admirable... Les hommes sont d'un côté de la table, les femmes et les enfants de l'autre. On nous sert à boire, en nous montrant la bouteille: "ARARAT" lit-on sur l'étiquette. "Cognac!", me dit mon voisin d'un air gourmand. Un homme se met debout bientôt, prend la parole, tous se taisent. Il lève son verre à tous. "Merci, dit-il, merci à nos invités qui sont venus de si loin voir nos richesses, et qui partagent notre fête. Merci à notre maire qui les a guidés sans compter son temps, tout le jour. On espère que vous aimerez les Arméniens, et notre pays. Revenez une autre fois. Nous sommes heureux de vous compter parmi nous..." La voix est forte, haute. Nous buvons l'ARARAT, le brandy arménien, dont les soixante-dix degrés brûlent la gorge.
Nous restons là longtemps encore, mangeant, riant, dansant, partageant le gâteau d'anniversaire de la jeune fille à l'élégance douce, sous l'attention rieuse des enfants. Quand nous partons, rassasiés de chaleurs, de connivences, tous nous saluent, visages multipliés qui soudain peuplent la lumière qui décline.