Il faut passer une grande clairière noyée de mouches encore, avant d'atteindre ces ruines fières. L'élancement du tambour porte des arcades et de minces fenêtres. Au-dessus, une pyramide à huit pans coiffe l'ensemble. Tout paraît étrange ici, de ce lieu si perdu qu'on a peine à l'imaginer autrefois comme un village, à cette construction de briques rares.
Il fait si chaud que nous nous abritons vite à l'intérieur. C'est d'abord l'immense volume sous la coupole qui apaise, nimbé de la lumière douce tombant des fenêtres, nous nous taisons, comme souvent, comme si nos corps à l'unisson avaient besoin de ce temps de latence, de reprendre chacun la mesure des respirations, des connivences, des repères, avant que le langage à nouveau nous rassemble.
Kirants date du XIIIe siècle, et par bien des côtés ce lieu vaut emblème de ce pays, un regard vers l'Orient - la minutie des briques assemblées pour créer d'amples volumes le rapproche des mausolées d'Asie Centrale, un autre regard vers le nord - Kirants fut d'obédience géorgienne, et un autre peut-être plus ramassé, plus secret, qui fait l'Arménie même - l'exactitude d'un chant qui résiste.
Comme au monastère des Apôtres les murs portent des fresques, comme là-bas envahies de graffitis. Grands personnages penchés, visages aux fragments qui s'écaillent, marques noires des dégradations... et pourtant cette immense sensation de profondeur humaine qui jaillit de ces traits. Plus haut, sur les pendentifs, l'enduit noirci laisse deviner des visages qui n'ont plus leur couleur. On se tait à nouveau, subjugués par ce lieu qui dit l'effacement si lent de la mort, ces maigres traces qui font encore mémoire. Quoi vivre du patrimoine, ce lent assemblage des vies représentées, longs échos dénudés qui gardent dans leur squelette le même chant des hommes, repris, recousu, remanié? Quoi vivre de cela, dans le métissage du monde qui vient?
Hemaïak parle de sa terre, de ses projets de tourisme qu'il voudrait développer, refaire la route avec la Banque Mondiale, rénover les églises et le pont, sauver les fresques peut-être, il nous questionne sur son idée, il cherche comment c'est ailleurs, nous parlons des églises romanes de France, des fresques de Catalogne, des maisons de terre du Yémen, des medersas de Samarkande..., des quelques fragments du monde qu'on a vécus, avec toujours ce tressaillement de partager l'intime de l'humain, et cette impuissance, entre nous, de l'héritage à faire un chemin clair pour l'aujourd'hui.
Nous sortons de l'église. Combien de temps encore tiendra le toit du jamatoun mangé par les broussailles? Une à une, les briques de la façade tombent et derrière, dans l'ancien réfectoire ouvert au vent, quelques chapiteaux encore et la voûte de pierre, plus haute que les arbres. Je lève les yeux. Le haut tambour vers le ciel est baigné de soleil, sur chaque pan, sous les arcades de briques une multitude d'étoiles en céramique turquoise, disséminées, peuplent la pierre comme une peau offerte. Sait-on quelque chose vraiment de ce qui fait la présence - lieu ou visage, espace féminin, même amplitude qui comble le désir et le suscite? Sait-on quelque chose de ce qui fait le rassemblement des hommes ici depuis des siècles, de cette volonté de maintenir la route, encore?
L'heure passe. On va redescendre par la piste, au plus court. Mais Sona s'inquiète:
"Il va falloir traverser deux fois la rivière...
- Eh bien, on va se déchausser !"
L'agence H.S. lui a fait la leçon : prendre bien soin des touristes, assurer la sécurité, que tout soit bien lisse... Nos réactions la déroutent. Les deux passages à gué font une merveille aux pieds surchauffés. Bientôt, voilà le véhicule et Marie-Andrée qui nous attend, qui veut savoir comment c'était là-haut.