Nous descendons maintenant par un chemin le long d'une petite rivière. Le maire raconte l'histoire de Kirants, qu'autrefois le village était beaucoup plus haut dans la vallée, qu'il a fallu au cours du temps se rapprocher des terres plus ouvertes, qu'il ne reste aujourd'hui là-bas que l'église... Il a la voix calme, une sorte d'énergie douce qui rassure, Sona traduit, phrase à phrase, comme nous sous le charme de l'histoire.
Premier arrêt en bas du village, on sort un bidon d'une maison pour le carburant. Devant nous, des demeures qui s'étagent, aux toits de tôle, des ruches sur la colline, une meule de paille affaissée. Nous repartons, la piste suit de loin la rivière. Le maire nous explique ce qu'il veut nous montrer, d'abord l'église des Apôtres, puis un pont du XIIe siècle et enfin l'église de Kirants, tout au bout. Il conduit avec une prudence extrême, tentant d'amortir les cahots qui se multiplient. On monte bientôt à flanc de colline, entre les arbres, sans piste apparente, le 4 x 4 rugit, s'arrête enfin. Contraste du silence, des cigales, de l'air à peine dans les feuilles.
À quelques pas, Arakelots Vank, le monastère des Apôtres, le toit de l'église est rongée d'arbustes et d'herbes. Près de la façade sud, un beau khatchkar de pierre rouge, le bas noirci de bougies brûlées. La croix arménienne, et Dieu le Père dans une mandorle portée par deux anges. Beaucoup de pierres à terre, peut-être les restes d'un jamatoun. Un petit portail, et la fraîcheur de l'ombre. Au fond de l'abside, près de la fenêtre minuscule, des fragments de tissus en offrande, et sur un petit pilier, à nouveau des restes de bougies. On vient ici sans doute encore pour l'offrande ou pour des sacrifices, "pour bénir la famille" dit Sona.
Et puis le corps s'habitue à l'ombre, il prend conscience des volumes, des couleurs qui émergent. Et tous en même temps, nous découvrons au mur la fresque et les graffitis sur elle. Des inscriptions récentes faites au charbon sans doute, couvrent, bribe par bribe, tag après tag, la peinture médiévale d'un cavalier. Le rouge, le gris et le bleu en dessinent encore précisément la silhouette, mais visite après visite, la marée des signes futiles la recouvre peu à peu. Le visage est encore épargné, qui semble si calme. "Il serait peut-être encore possible de la sauver." Nous parlons des fresques romanes en France, des restaurateurs. Le maire nous questionne, il voudrait développer le tourisme ici, "faire voir nos trésors". Il nous regarde avec intensité, lit l'émotion sur nos visages devant cette beauté qu'on étouffe peu à peu. "Comment faire, dit-il, on n'a pas de moyens pour empêcher ça."
Quelques centaines de mètres à nouveau avec le moteur, puis il mène la marche vers la rivière. Voici le pont, une seule arche devenue si mince avec le temps qu'on ose à peine s'y aventurer. Ici, les caravanes chargées des produits d'Orient remontaient vers la Mer Noire. Comment imaginer les marchands, les ballots, les bêtes, la vie commerçante, dans cet univers sans perspective que les arbres recouvrent? Nous descendons, cherchant les restes d'un caravansérail qu'Hemaïak - nous avons demandé son nom à Sona - veut nous montrer. Je suis étonné par la vivacité tout intérieure de cet homme. Il semble habité comme naturellement par la mémoire de sa terre et par son devenir. Il donne et dévoile, il demande, déterminé, porté vers l'avant.