Retour, et les mêmes prouesses de conduite, on s'enfonce dans la boue doucement, le moteur s'emballe et l'on émerge à grand-peine. Le mouvement devient familier, on s'enfonce encore, très lentement, on accélère, mais trop fort cette fois ou trop tard, ça patine, je crie "Stop, stop!" bêtement, Hemaïak persiste... On descend, pierres sous les pneus, redémarrage, mais rien à faire... "Hemaïak va aller chercher une pelle à la cabane où il y avait la dame, c'est à trois kilomètres à peu près, et nous pendant ce temps-là, on va marcher." Le maire file à grands pas, nous nous promenons doucement dans la fraîcheur du bruit de la rivière.
Il revient bientôt. "Rémy et moi, on va avec lui pour l'aider, dit Sona. Et vous, vous allez chez la dame en attendant, elle vous attend." Nous revenons sur nos pas, vite. Hemaïak déblaie avec sa pelle, fait un lit de pierres devant chaque roue, nous fait osciller le 4 x 4 pendant qu'il cherche à démarrer, rien n'y fait. Sona fait bonne figure: "On va retourner chez la dame, puis de là, il ira à pied, trois kilomètres plus loin, à la fontaine, il devrait trouver un camion." Nous repartons, en silence maintenant, à grandes enjambées dans la descente.
Je retrouve Monique, Sylvie et Marie-Andrée attablées sous un auvent près de la cabane. C'est la "résidence d'été" de Rina, soixante-quatorze ans, enseignante autrefois, et de sa petite fille de quinze ans. Elles sont là pour s'occuper des ruches. Maison de planches et de pieux, toit de tôle, grand four traditionnel, petite cour, tout cela sur un terre-plein aménagé à même la pente, parmi les arbres. Depuis une heure, Monique tente avec son glossaire une conversation par bribes, elle montre l'écriture arménienne mot à mot, prononce au mieux la translittération... Boissons et petits bonbons ont bien amorcé le dialogue, les visages sont attentifs, et maintenant que Sona traduit, les sourires fusent. Bonheur de cet accueil simple, j'imagine les jours ici, noyés dans la verdure, dans ce dernier abri d'une vallée perdue. Les plantes qu'on a cueillies, qu'on fait sécher près du toit, qui chassent les insectes ; les ruches plus bas vers la rivière, et ce livre que lit la jeune fille, qu'elle nous montre, qui raconte l'histoire des "héros" de la guerre.
Notre maire revient enfin, il a trouvé un camion, et son chauffeur. Il s'excuse pour le temps perdu... et les voilà repartis désembourber le 4 x 4. Nous prenons bientôt congé, gênés du dérangement, l'adolescente et la vieille dame nous couvrent de salutations chaleureuses, elles se serrent l'une contre l'autre.