Ce matin, petit déjeuner très frugal, la serveuse est lasse, très lasse. Pas d'effort de communication. Nous sommes prêts en avance, on regarde la carte.
On voudrait d'abord voir Aroutch, mais l'agence H.S. nous a dit que l'accès était impraticable. La route du nord, qui va vers Gyumri la deuxième ville d'Arménie, passe pourtant tout près. Quand elle arrive, j'insiste auprès de Sona pour Aroutch. "On peut aller à pied de la route."
Près d'Aroutch, Achot prudemment demande, on prend l'embranchement: juste quelques ornières sur la route goudronnée et l'on s'arrête au pied de ce qui reste une des plus grandes églises d'Arménie. "Grigor plaça le bâtiment à l'extrémité d'une petite vallée pierreuse d'où sortait une source limpide ; l'eau tombait avec rapidité d'une fissure des rochers qui entouraient cette vallée comme une couronne. Grigor fit enceindre cet endroit avec de fortes pierres de taille et y fixa sa résidence55"
Grigor Mamikonian se trouve à Damas en otage quand en 661 les Arabes reprennent le contrôle de l'Arménie. Nersès III le patriarche et les nobles arméniens le demandent comme chef au calife qui accepte. Pendant plus de vingt ans, Grigor administre l'Arménie, en homme "bienfaisant, tranquille et doux". Membre de cette grande lignée des Mamikonian dont le fondateur, arrivé dit-on d'un autre pays, gagna la confiance du roi Tiridate IV, trois siècles plus tôt, Grigor fit de son temps de règne un temps de paix, tenant le pays à l'écart des violences.
L'église est imposante, malgré sa coupole effondrée. On dirait une immense maison, aux toits imbriqués, aux multiples fenêtres en plein cintre, qu'un motif de sculpture souligne. Nous faisons le tour par l'ouest et le sud, les pierres sont noires et rouges, grands blocs, comme toujours finement ajustés. Il faut du temps pour prendre la mesure de cette ampleur.
Au chevet, deux profondes niches en dièdre font un cortège de grandeur, dressant à l'orient la réception de la lumière. Au sud, tout près de l'église, les restes du palais de Grigor, fragments de murs qu'on devine, pierres en vrac parmi les hautes herbes sèches. À terre, deux énormes chapiteaux, semblables à ceux vus déjà à Zvartnots ou à Dvin. Partout des morceaux plus ou moins sculptés, une mémoire décousue, qu'on parcourt détail après détail, à la recherche d'un signe improbable qui rendrait cohérence, qui ferait naître de ces amas l'origine. Patrimoine en douleur de ce qu'on cherche, intact, impossible moment de l'œuvre hors du temps.
Un vieil homme en chaussons est venu de ses pas qui traînent ouvrir la porte. Il serre sa casquette contre lui, heureux de nous accueillir. C'est d'abord la béance du ciel qu'on voit, qui se découpe dans le cercle parfait qui faisait base à la coupole. Et cela fait blessure en soi, absence au cœur de l'accompli. Juste au-dessous du cercle, les yeux vers le ciel sous le flot de lumière, cette sensation d'indécence où tout se voit, comme corrompu par ce manque de l'ombre.
Au bas de l'abside, un vaste pan d'une fresque. Couleurs fanées par tant de siècles, traits subtils encore de ce qui fut un Christ debout. On prend du champ, on imagine que l'endroit se prolonge, que la peinture se déploie sur la surface, que le visage est doux du Dieu qui nous regarde. À côté, les visages nimbés des apôtres qui se dissolvent lentement dans la pierre, à peine les contours, à peine l'expression d'un regard encore. "Deux dames sont venues les nettoyer il y a quelque temps", dit le vieil homme.
À terre, de chaque côté de la nef, des pierres sculptées, morceaux de chapiteaux, de khatchkars peut-être, un visage de femme qu'on devine, un buste avec la main croisée sur la poitrine. L'homme nous guide, il veut tout nous montrer, le moindre motif, la moindre différence. Nous le suivons, fidèles à sa fidélité, heureux de l'élégance d'une tige gravée sur la pierre anonyme. Nous sortons, il referme derrière nous la grille qui tient lieu de porte. Il nous salue. Je voudrais le remercier, de ce vouloir de mémoire, de ce partage d'identité simple. Je me tais, je n'ose pas.
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55 Jean V, Catholicos, Histoire d'Arménie, cité in René Grousset, Histoire de l'Arménie, op. cit.
Les paysages à l'ouest de l'Aragats deviennent moins luxuriants, presque arides. On remonte vers le nord, d'un petit plateau à l'autre. Solitude de la terre qui se dépouille, vent du matin qui court sur ces étendues où l'œil se perd. Et dans le bus qui gravit les hauteurs avec patience, on se sent perdu aussi, flottant de nulle part entre l'identité de ce peuple et ce qui fait l'évanescence du voyage, maigres troupeaux qu'on devine, images empilées qu'on va perdre. Voyage, comme ces steppes désolées qui vous oppressent de leur beauté absente, où ça et là un filet d'eau, un buisson d'arbres, un visage même émergent, vous inclinant à croire malgré tout à cette énergie de découvrir.
Mastara est un gros village à l'écart de la route, où les chemins sont défoncés. On trouve difficilement l'église. À l'entrée de l'enclos, un ménage vit dans une sorte de vieux container marqué "CCCP". Il prend soin de ce lieu, et l'homme va nous ouvrir et nous faire visite. À chaque endroit, toujours, des gens seront venus ainsi ouvrir, montrer, modestement. Héritage simple du quotidien, l'histoire et la mémoire comme une évidence, qu'on sait fragile. Peu d'entre eux déclinaient un vaste savoir sur l'architecture, tous ou presque vivaient encore un rapport particulier au sacré. La foi sans doute, mais cette part de soi aussi qu'on pourrait perdre, qui fait emblème, qui fait le chemin au devant.
L'église semble un corps rapiécé, métissé, tant la couleur des pierres varie de l'ocre au rouille, du gris rose au violet. Mosaïque erratique accentuée par l'érosion du temps. On s'approche de cette forme originale ni ronde, ni anguleuse, une imbrication de géométries qu'on découvre en marchant. Visiblement, peu de restaurations ici depuis le VIIe siècle. Pas de ruines pourtant, mais un appareillage usé parfois, des joints béants entre les pierres, des frises sculptées précaires au-dessus des fenêtres.
Le bâtiment est en carré tétraconque, disent les spécialistes. Un carré au sol, qu'on agrandirait au milieu de chaque côté d'un arc de cercle profond. Et cela qu'on élève en pierres, avec au-dessus une coupole basse sur un tambour à six facettes. Mais quelle langue pour dire la diversité des angles, des ombres sous la lumière, l'équilibre des minces fenêtres soulignées de motifs végétaux, d'écritures gravées?
On entre, et ce qui apparaissait dehors comme un ensemble harmonieux de masses, de surfaces, d'arêtes, devient fluide, léger presque, univers de courbes et d'arrondis. Peu de hauteur mais pas de pesanteur, un volume allégé par les rondeurs multipliées des pierres. Une tribune en bois d'un côté fait rupture à cet enchantement. "Ils vont l'enlever" dit Sona.
Dans la cour, quelques fragments de khatchkars, posés les uns sur les autres en monticule. À côté, au milieu d'une grande vasque grise, une petite maquette de l'église, comme un jouet laissé là récemment. Sur une plaque de marbre plus bas, une phrase, que Sona nous traduit: "Des habitants de Mastara sont venus vivre ici, ils venaient de Kars56 et se sont installés ici." Exil, terre à feu et à sang qu'on doit quitter, réfugiés qu'on accueille ici, dans le plus grand dénuement sans doute. Une phrase, et cette église naïve comme un jouet. Dans ce creuset, la terre, les valeurs, les pierres, croisés dans l'héritage, à fleur de douleur.
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56 Kars, en Turquie depuis 1921, a été au Xe siècle capitale de l'Arménie.
Route vers le nord, les terres deviennent plus désolées, il fait plus frais. On entre dans la province de Shirak. Peu à peu des champs de blé à nouveau, des parcelles de terre noire. Paysages rudes, au cœur froid, les roches affleurent dès qu'on s'élève, les foins sont maigres. À Maralik, au bord de la route, une longue filature de coton rouille, à l'abandon. D'où venait le coton, du temps des soviétiques? D'Ouzbékistan? J'imagine les balles de coton sur cette ligne de chemin de fer électrifiée, abandonnée elle aussi.
On prend à droite, à la recherche du monastère des Saints-Apôtres. Quelques kilomètres, et la silhouette de pierre, à quelque distance de la route, au pied d'une colline de rocaille. L'endroit est désert, pas d'autres bâtiments qu'une petite église en ruines. On marche vers elle à flanc de colline, le ciel est lourd. Il n'y a plus de sentier qui y mène. De loin, on voit cette moitié de coupole encore dressée, l'herbe qui pousse aux murs à vif. De près, ce sont les amas de pierres, les voûtes précaires qui résistent, la petite porte ouverte sur le vide. Ça et là des pierres encore en place, un bas-relief qui émerge, une tour, un animal...
"On a tellement d'églises, dit Sona. Comment faire pour tout restaurer?" Bientôt la coupole à demi debout s'effondrera, cela fera des pierres un temps entassées. Corps tristes, on enjambe les pierres, on se baisse comme si l'on cherchait l'impossible, ce qu'on ne sait pas formuler, leurre à soi-même qui viendrait là, contre toute mort. Corps lourds, ce qui s'en va, cortège des mémoires perdues, ce qu'on dissout, qu'on ne retient pas. Je te regarde près de moi qui cherche aussi l'improbable, je sais que l'on pourrait passer des heures à retourner ces pierres, heureux, visage contre visage, sans autre espoir contre la mort que ce partage même, geste à geste. Sylvie est repartie, on dirait qu'elle danse entre les roches dans ces petits creux d'herbe rase. Plus bas, Marie-Andrée longe le chemin, petite tache noire et blanche dans l'immensité des parcelles que l'œil prolonge là-bas, vers la plaine de Gyumri.
Achot a décidé justement de pousser jusqu'aux abords de Gyumri "pour faire le plein car la route est longue encore et ailleurs il n'y aura pas de carburant". Seconde ville du pays, dont nous ne verrons qu'une station service anonyme où comme à chaque fois, il nous faut descendre du véhicule le temps de remplir le réservoir. Plusieurs rangs de voitures côte à côte, mais un seul homme qui officie et qui passe de l'une à l'autre.
Nous reprenons la même route vers le sud, vers Talin. On entre dans la ville, et c'est une atmosphère étrange d'abandon. Beaucoup d'immeubles ici en partie vides, aux ouvertures délabrées. Trottoirs où l'herbe pousse, place au terre-plein comme une friche, nous avançons dans les rues désertes. On dit que la moitié de la population est partie. Ville épuisée, survivante, décors qui se fanent comme ceux d'un film d'autrefois laissés là. On arrive près d'une grande esplanade d'herbe, ancienne nécropole, entre deux églises du VIIe siècle.
Tout près de nous, la Sainte-Mère de Dieu, aux pierres grises et rouges, petite silhouette depuis peu restaurée. Dans le passage, quelques stèles debout. Dans la pierre grise, une scène tout en hauteur. En bas, un personnage, silhouette d'homme, beaux vêtements. Il a le visage d'un animal, un sanglier sans doute: c'est le roi Tiridate IV, qui embrasse de son groin le pied d'un autre personnage au-dessus de lui, au visage nimbé. Grégoire l'Illuminateur est au sommet de la stèle.
Étrange image mêlée du religieux et du politique, qui grave et fonde dans la pierre le pays même. C'est du saint que tout procède, c'est lui qui guérit le roi, qui convertit le pouvoir sur les hommes. Geste d'allégeance ou d'affection? Geste d'alliance, que les siècles d'oppression à suivre rendront intense, indissociable. Longtemps, la culture mais plus encore l'existence même, la résistance seront tissées de ces liens.
On entre dans la petite église, la lumière rend presque les voûtes vives, de rouge d'ocre et de gris. À peine un répit dans la chaleur, les yeux comme les corps qui se reposent.
Dehors à nouveau. De l'autre côté de l'étendue d'herbe, la silhouette massive de la cathédrale. Même ampleur qu'Aroutch le matin, coupole détruite aussi, mais fascination de loin, ce corps de pierre attire, on s'y rend dans l'attente, dans le désir de s'immerger dans les creux des volumes, de voir mieux les courbes des fenêtres jouer avec le soleil et l'ombre. Quand on arrive près de ces murs, c'est encore l'image d'un corps - les sculptures ravagées par le temps, flétries certaines comme une peau. Et parfois l'intacte beauté d'un entrelacs sur un chapiteau. On s'arrête, on repart, la découverte de ces lieux tient du ressac des pas contre les pierres, le mouvement des corps vers elles, l'arrêt un instant comme une extase sur cette frise au motif si gracile, puis le reflux pour un autre désir encore quelques mètres plus loin.
La nef est en partie effondrée, on voit encore cette amorce de voûte arrêtée, ces ébauches de piliers, les pierres à terre, et l'on se fraye un chemin entre elles. Ce qui reste d'une fresque dans l'abside date sans doute du VIIe siècle. Ce n'est plus qu'un filigrane gris, mais ces visages encore vous interrogent de leur puissance, yeux vides, traces blanchâtres de ce qui fut une chatoyante image.
Qu'apportent les ruines vraiment, au-delà du temps de la mort? Qu'est-ce qui s'abolit dans cette architecture fragmentée? Par endroits, selon que le regard se porte dans l'ombre ou la lumière, l'architecture semble exacte, facette contre facette, élégance des colonnettes, et des arcatures sur elles qui tracent l'accompli. Et c'est alors comme une phrase qui aurait compris que le chant doit se clore, mais sans rupture, ressac à nouveau, remuement de la sève. Ailleurs - et c'est dans l'instant que cela change - voici la matière, l'origine, mœllons de remplissage à vif sous le soleil, pierres à terre comme des ratures, ce qui s'arrête, ce qui se brise.
Ce n'est même pas l'inachevé, ni l'absence, il y a profusion dans les ruines, multitude d'objets. Pédagogie de l'œuvre, elles donnent cette mesure précaire de l'héritage. Non parce qu'on le voit altéré, mais parce que sa cohérence, qui fait culture, semble tenir de l'impondérable.
Il est quinze heures bientôt. Dans la rue principale, quelques vieilles Lada, quelques personnes, un maigre étal de fruits. Sona va demander pour un restaurant, nous n'avons plus rien pour un pique-nique. C'est un peu plus loin, aucune enseigne, rien qui distingue le restaurant d'un autre immeuble, toutes les façades sont tristes. Achot et Sona font les éclaireurs. "Venez voir" dit-elle.
On entre dans une pièce presque noire au plafond haut, des rideaux vert foncé tendus à toutes les fenêtres. Et malgré cela, la chaleur lourde du jour est à peine atténuée. Une autre pièce avec une table rustique où l'on s'installe, on devine un jardin dehors derrière le rideau. Tout respire ici le dénuement. Une femme souriante vient vers nous. Que veut-on manger? Omelette aux tomates, matsoun... Est-ce vraiment un restaurant? Il n'y a pas de tables dans la pièce à côté. Nous attendons. "Ils sont allés chercher la nourriture dehors" dit Sona. On nous sert l'eau, Djermouk et Noy. Noy, c'est "Noé", l'eau plate qui fait référence à la Bible. Djermouk, c'est l'eau qui pique, premier choix pour la digestion. Les deux à cette heure sont d'un bienfait extrême. La nourriture est excellente, la femme douce, attentionnée.
Nous quittons Talin, avec cette pesanteur en soi de la solitude. Dans les rues, nous longeons de petits immeubles à trois niveaux, aux toits de tôle, aux fenêtres parfois bouchées, parfois béantes. Combien sont habités? Et quel exil pour ceux qui sont partis? Je n'ose pas questionner Sona.
La route vite devient mauvaise, peuplée de trous qu'on évite en zig-zaguant d'un bord à l'autre. Achot s'enquiert à un carrefour, auprès d'un vieil homme à l'ombre de sa maison. "Oui, vous pourrez passer." Il fait très chaud, nous parcourons longtemps des paysages de solitudes, pas de voitures, pas de troupeaux. Rien que le vent brûlant au sommet des herbes dans la lumière. Des vallonnements, des perspectives larges entre quelques montagnes. Vers l'ouest où nous allons, l'horizon s'abaisse. Après un long moment, nous retrouvons des vergers clairsemés, puis c'est une petite rivière à l'eau sale, aux rives reverdies, les quelques maisons d'un village. Nous continuons vers le nord, sur un plateau d'herbes sèches, avec l'impression d'avancer vers la désolation.
À gauche de la route, on voit soudain des miradors de place en place, pas loin de ce qu'on devine être une gorge. C'est la frontière avec la Turquie - au sol, entre les poteaux de béton, plusieurs rangs de barbelés qui courent sur des kilomètres. Au fond de la gorge, l'Akhourian, un affluent de l'Araxe. Là-bas, de l'autre côté, des petites crêtes hérissent l'horizon et de-ci de-là, les toits de tôle des maisons qui brillent.
Nous remontons encore, nous voici proches d'Anipemza, on prend à gauche. Où est l'église d'Ererouk? Un homme justement au bord de la route, qui fait des signes, on s'arrête, discute, il grimpe à l'avant. Visage cuivré de soleil, il tient à la main un bouquet de plantes, il s'est noué son mouchoir sur la tête. Il parle énormément, voix passionnée, verbe haut. On le dépose deux kilomètres plus loin, près de sa roulotte. "Il fait du miel", dit Sona. "L'église est tout près" dit-il avec un grand geste. Quelques bâtisses encore, pour les militaires peut-être, et nous voici devant cette très ancienne église, sans doute du début du VIe siècle.
Tout ici vous étreint. L'absurdité de cette frontière infranchissable d'abord, le témoignage fier de cette église encore en partie debout, le sentiment aussi d'être aux confins extrêmes d'une terre dont on touche physiquement presque la fragilité.
Cette église d'Ererouk est construite en plan basilical, sur le modèle des églises de Syrie, en prolongement de style des basiliques romaines. Le christianisme arménien naissant emprunte à la matrice gréco-romaine, tout comme nos régions de l'ouest européen. Quelques siècles plus tard, les styles se seront affirmés, différenciés, les génies des peuples, les brassages des cultures auront fait émerger ici et là des architectures sublimes, dont les traces parentes ici se lisent intensément.
On s'avance vers cette façade partiellement debout, qu'une pièce métallique maintient. Équilibre des fenêtres soulignées de moulures multiples, élancement d'une arcature là-haut, proche du ciel. On s'approche encore et c'est la sculpture qui émerveille, à peine émergée de la pierre rose, croix de Malte, feuille d'acanthe aplatie, aux traits fins, motifs simples en cercle, sur un linteau.
Passée la porte, le long vaisseau de pierre est ouvert sur l'espace. Stupeur d'abord de cette absence d'ombre, puis au fond l'abside en cul de four, encore intacte, qui polarise le regard. On va vers elle, on regarde les pierres parfois mal jointes, et parfois c'est sur un linteau les traits gravés légèrement de deux arbres - fulgurance de l'image minime, épurée, face à l'assise lourde du bâtiment.
À droite de l'abside, dans une étroite pièce d'angle, les objets de la dévotion rassemblés en une sorte d'autel. Les Arméniens qui viennent en pèlerinage ont laissé sur ces murs des gravures pieuses, des dessins, des croix de tissu ou de fil tressé, parfois un simple morceau de tissu entre les pierres. Au sol, sur une large pierre, de vieilles photos dont on ne distingue plus les sujets, quelques bouquets de fleurs séchées. À côté, dans un chaudron noir, de petits cierges jaunes à demi consumés. Je regarde cet attirail d'images en tout genre. Refuge de la croyance fascinée, signes hétéroclites, rites en lambeaux.
Nous sortons par une porte au sud. La sculpture sur le linteau, les chapiteaux, est d'une extrême finesse. Petites croix en médaillons, arbres dont la figure est juste incisée dans la pierre... Étrange contraste d'un style qui dit la légèreté de l'être, l'équilibre, la rigueur aussi, et des objets amassés, sans vie, dans l'autel de fortune. Images sur images, ce double jeu de la représentation cohérente qui fait empreinte, qui appelle à d'autres voies, et de ces figures désagrégées, entassées, vides.
Nous contournons l'église. Je demande à Sona où se trouve Ani. "C'est là-bas, de l'autre côté de la colline." Vers le nord, on voit nettement l'entaille que fait l'Akhourian dans le plateau et au-delà, la petite colline. Ani, la cité aux "mille et une églises", capitale de l'Arménie à partir de 961, qui devient une cité majeure, foyer d'architecture, de civilisation, carrefour commercial, porte d'Orient de la chrétienté. Ani, dont le nom vient dit-on de celui de la déesse Anahit, celle que Grégoire refusa d'honorer devant Tiridate. Ani, ballottée d'invasion en invasion et qui s'éteint au XIVe siècle. Ani enfin, qui reste interdite d'accès aux Arméniens, à portée de regard presque, et dont le patrimoine se dissout peu à peu là-bas, au milieu de terres désolées.
D'un lieu à l'autre, touche après touche, le parcours nous apprend cette identité écartelée, toujours ailleurs pour un pan d'elle-même, une partie de l'histoire abolie qu'on vit en soi, qu'on emmène où qu'on aille, prête à renaître.
Nous repartons, et comme à chaque fois dans ces endroits qui prennent et portent, qui transfigurent ces quelques moments passés là, il y a de la douleur et du regret dans la gorge, un silence qu'on n'ose rompre.Nous repartons, et voici l'homme au miel devant sa roulotte qui nous fait de grands signes. On s'arrête. Sona hésite. "Voulez-vous y aller?" On marche sur l'herbe rase. L'homme est heureux. La roulotte est en deux parties. À l'arrière, une petite pièce où il loge. À l'avant, un empilement de ruches. Tout autour, des cartons, des bidons, d'autres ruches. Près de la paroi, c'est un nuage d'abeilles, rumeur qui peuple l'air, allers retours incessants.
L'homme nous a préparé une collation, sur une petite table à l'ombre. Un peu de lavash, des tranches de fromage salé, de l'eau et du miel liquide, tout frais, dans une casserole. On goûte le miel avec le lavash, chacun son tour, très vite on vide le récipient. Il monte dans sa pièce, nous apporte une bassine de miel et de rayon mélangés. Délice doux et âcre à la fois. Il nous questionne. D'où sommes-nous? Pourquoi être venus en Arménie? Il parle vite. Sona traduit. "Vous êtes chrétiens en France comme nous, vous nous avez toujours aidés, on est de la même famille..." Un temps, puis: "Dites aux Arméniens de France de venir me voir ici à Ererouk !" Vivacité du regard, du propos, il fait des gestes, touche son mouchoir noué sur la tête, il me tient les bras, heureux du spectacle, de cette fraternité affichée.
L'envie soudain de ramener de ce miel en France. Il n'a pas de pot. "Mais il peut vous vendre un rayon entier. Trois mille drams57, mais c'est un prix pour vous..." Nous voici avec un grand rayon de cire gorgé de miel, tenu par un cadre en bois. Monique et Sona l'emballent religieusement dans un plastique, éloignent les abeilles. Sona en achète aussi. "C'est le meilleur chewing-gum pour ma fille!" Nous rions tous, l'homme parle encore. On est saoulés du miel, de sa parole, de la chaleur. Il nous faut repartir. Nous marchons vers le bus, il nous suit, il baise la main de Sylvie, ses bras font de grands au revoirs dans le soleil. Je me retourne, je vois les miradors, les barbelés un peu plus loin, nous partons, l'homme est au bord de la route avec son petit chien blanc. Il nous salue encore. Silhouette de courage simple qui disparaît bientôt à notre vue.
Au motel d'Achtarak, le vent du soir se lève, il lave l'air, il fait revivre les corps alourdis de chaleur. On goûte la fraîcheur de la nuit qui vient sur la petite terrasse. Je songe à nos frontières d'Europe qui s'ouvrent peu à peu, qui laissent les flux des cultures se mêler lentement. Seules les langues bientôt nous les rappelleront. Est-ce que l'Europe - cette mosaïque improbable en relations - pourrait un jour atteindre ces terres, rebâtir les ponts du Moyen Âge entre les rives de l'Akhourian?
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57 Moins de cinq Euros.