Tout ici vous étreint. L'absurdité de cette frontière infranchissable d'abord, le témoignage fier de cette église encore en partie debout, le sentiment aussi d'être aux confins extrêmes d'une terre dont on touche physiquement presque la fragilité.
Cette église d'Ererouk est construite en plan basilical, sur le modèle des églises de Syrie, en prolongement de style des basiliques romaines. Le christianisme arménien naissant emprunte à la matrice gréco-romaine, tout comme nos régions de l'ouest européen. Quelques siècles plus tard, les styles se seront affirmés, différenciés, les génies des peuples, les brassages des cultures auront fait émerger ici et là des architectures sublimes, dont les traces parentes ici se lisent intensément.
On s'avance vers cette façade partiellement debout, qu'une pièce métallique maintient. Équilibre des fenêtres soulignées de moulures multiples, élancement d'une arcature là-haut, proche du ciel. On s'approche encore et c'est la sculpture qui émerveille, à peine émergée de la pierre rose, croix de Malte, feuille d'acanthe aplatie, aux traits fins, motifs simples en cercle, sur un linteau.
Passée la porte, le long vaisseau de pierre est ouvert sur l'espace. Stupeur d'abord de cette absence d'ombre, puis au fond l'abside en cul de four, encore intacte, qui polarise le regard. On va vers elle, on regarde les pierres parfois mal jointes, et parfois c'est sur un linteau les traits gravés légèrement de deux arbres - fulgurance de l'image minime, épurée, face à l'assise lourde du bâtiment.
À droite de l'abside, dans une étroite pièce d'angle, les objets de la dévotion rassemblés en une sorte d'autel. Les Arméniens qui viennent en pèlerinage ont laissé sur ces murs des gravures pieuses, des dessins, des croix de tissu ou de fil tressé, parfois un simple morceau de tissu entre les pierres. Au sol, sur une large pierre, de vieilles photos dont on ne distingue plus les sujets, quelques bouquets de fleurs séchées. À côté, dans un chaudron noir, de petits cierges jaunes à demi consumés. Je regarde cet attirail d'images en tout genre. Refuge de la croyance fascinée, signes hétéroclites, rites en lambeaux.
Nous sortons par une porte au sud. La sculpture sur le linteau, les chapiteaux, est d'une extrême finesse. Petites croix en médaillons, arbres dont la figure est juste incisée dans la pierre... Étrange contraste d'un style qui dit la légèreté de l'être, l'équilibre, la rigueur aussi, et des objets amassés, sans vie, dans l'autel de fortune. Images sur images, ce double jeu de la représentation cohérente qui fait empreinte, qui appelle à d'autres voies, et de ces figures désagrégées, entassées, vides.
Nous contournons l'église. Je demande à Sona où se trouve Ani. "C'est là-bas, de l'autre côté de la colline." Vers le nord, on voit nettement l'entaille que fait l'Akhourian dans le plateau et au-delà, la petite colline. Ani, la cité aux "mille et une églises", capitale de l'Arménie à partir de 961, qui devient une cité majeure, foyer d'architecture, de civilisation, carrefour commercial, porte d'Orient de la chrétienté. Ani, dont le nom vient dit-on de celui de la déesse Anahit, celle que Grégoire refusa d'honorer devant Tiridate. Ani, ballottée d'invasion en invasion et qui s'éteint au XIVe siècle. Ani enfin, qui reste interdite d'accès aux Arméniens, à portée de regard presque, et dont le patrimoine se dissout peu à peu là-bas, au milieu de terres désolées.