D'un lieu à l'autre, touche après touche, le parcours nous apprend cette identité écartelée, toujours ailleurs pour un pan d'elle-même, une partie de l'histoire abolie qu'on vit en soi, qu'on emmène où qu'on aille, prête à renaître.
Nous repartons, et comme à chaque fois dans ces endroits qui prennent et portent, qui transfigurent ces quelques moments passés là, il y a de la douleur et du regret dans la gorge, un silence qu'on n'ose rompre.Nous repartons, et voici l'homme au miel devant sa roulotte qui nous fait de grands signes. On s'arrête. Sona hésite. "Voulez-vous y aller?" On marche sur l'herbe rase. L'homme est heureux. La roulotte est en deux parties. À l'arrière, une petite pièce où il loge. À l'avant, un empilement de ruches. Tout autour, des cartons, des bidons, d'autres ruches. Près de la paroi, c'est un nuage d'abeilles, rumeur qui peuple l'air, allers retours incessants.
L'homme nous a préparé une collation, sur une petite table à l'ombre. Un peu de lavash, des tranches de fromage salé, de l'eau et du miel liquide, tout frais, dans une casserole. On goûte le miel avec le lavash, chacun son tour, très vite on vide le récipient. Il monte dans sa pièce, nous apporte une bassine de miel et de rayon mélangés. Délice doux et âcre à la fois. Il nous questionne. D'où sommes-nous? Pourquoi être venus en Arménie? Il parle vite. Sona traduit. "Vous êtes chrétiens en France comme nous, vous nous avez toujours aidés, on est de la même famille..." Un temps, puis: "Dites aux Arméniens de France de venir me voir ici à Ererouk !" Vivacité du regard, du propos, il fait des gestes, touche son mouchoir noué sur la tête, il me tient les bras, heureux du spectacle, de cette fraternité affichée.
L'envie soudain de ramener de ce miel en France. Il n'a pas de pot. "Mais il peut vous vendre un rayon entier. Trois mille drams57, mais c'est un prix pour vous..." Nous voici avec un grand rayon de cire gorgé de miel, tenu par un cadre en bois. Monique et Sona l'emballent religieusement dans un plastique, éloignent les abeilles. Sona en achète aussi. "C'est le meilleur chewing-gum pour ma fille!" Nous rions tous, l'homme parle encore. On est saoulés du miel, de sa parole, de la chaleur. Il nous faut repartir. Nous marchons vers le bus, il nous suit, il baise la main de Sylvie, ses bras font de grands au revoirs dans le soleil. Je me retourne, je vois les miradors, les barbelés un peu plus loin, nous partons, l'homme est au bord de la route avec son petit chien blanc. Il nous salue encore. Silhouette de courage simple qui disparaît bientôt à notre vue.
Au motel d'Achtarak, le vent du soir se lève, il lave l'air, il fait revivre les corps alourdis de chaleur. On goûte la fraîcheur de la nuit qui vient sur la petite terrasse. Je songe à nos frontières d'Europe qui s'ouvrent peu à peu, qui laissent les flux des cultures se mêler lentement. Seules les langues bientôt nous les rappelleront. Est-ce que l'Europe - cette mosaïque improbable en relations - pourrait un jour atteindre ces terres, rebâtir les ponts du Moyen Âge entre les rives de l'Akhourian?
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57 Moins de cinq Euros.