Les paysages à l'ouest de l'Aragats deviennent moins luxuriants, presque arides. On remonte vers le nord, d'un petit plateau à l'autre. Solitude de la terre qui se dépouille, vent du matin qui court sur ces étendues où l'œil se perd. Et dans le bus qui gravit les hauteurs avec patience, on se sent perdu aussi, flottant de nulle part entre l'identité de ce peuple et ce qui fait l'évanescence du voyage, maigres troupeaux qu'on devine, images empilées qu'on va perdre. Voyage, comme ces steppes désolées qui vous oppressent de leur beauté absente, où ça et là un filet d'eau, un buisson d'arbres, un visage même émergent, vous inclinant à croire malgré tout à cette énergie de découvrir.
Mastara est un gros village à l'écart de la route, où les chemins sont défoncés. On trouve difficilement l'église. À l'entrée de l'enclos, un ménage vit dans une sorte de vieux container marqué "CCCP". Il prend soin de ce lieu, et l'homme va nous ouvrir et nous faire visite. À chaque endroit, toujours, des gens seront venus ainsi ouvrir, montrer, modestement. Héritage simple du quotidien, l'histoire et la mémoire comme une évidence, qu'on sait fragile. Peu d'entre eux déclinaient un vaste savoir sur l'architecture, tous ou presque vivaient encore un rapport particulier au sacré. La foi sans doute, mais cette part de soi aussi qu'on pourrait perdre, qui fait emblème, qui fait le chemin au devant.
L'église semble un corps rapiécé, métissé, tant la couleur des pierres varie de l'ocre au rouille, du gris rose au violet. Mosaïque erratique accentuée par l'érosion du temps. On s'approche de cette forme originale ni ronde, ni anguleuse, une imbrication de géométries qu'on découvre en marchant. Visiblement, peu de restaurations ici depuis le VIIe siècle. Pas de ruines pourtant, mais un appareillage usé parfois, des joints béants entre les pierres, des frises sculptées précaires au-dessus des fenêtres.
Le bâtiment est en carré tétraconque, disent les spécialistes. Un carré au sol, qu'on agrandirait au milieu de chaque côté d'un arc de cercle profond. Et cela qu'on élève en pierres, avec au-dessus une coupole basse sur un tambour à six facettes. Mais quelle langue pour dire la diversité des angles, des ombres sous la lumière, l'équilibre des minces fenêtres soulignées de motifs végétaux, d'écritures gravées?
On entre, et ce qui apparaissait dehors comme un ensemble harmonieux de masses, de surfaces, d'arêtes, devient fluide, léger presque, univers de courbes et d'arrondis. Peu de hauteur mais pas de pesanteur, un volume allégé par les rondeurs multipliées des pierres. Une tribune en bois d'un côté fait rupture à cet enchantement. "Ils vont l'enlever" dit Sona.
Dans la cour, quelques fragments de khatchkars, posés les uns sur les autres en monticule. À côté, au milieu d'une grande vasque grise, une petite maquette de l'église, comme un jouet laissé là récemment. Sur une plaque de marbre plus bas, une phrase, que Sona nous traduit: "Des habitants de Mastara sont venus vivre ici, ils venaient de Kars56 et se sont installés ici." Exil, terre à feu et à sang qu'on doit quitter, réfugiés qu'on accueille ici, dans le plus grand dénuement sans doute. Une phrase, et cette église naïve comme un jouet. Dans ce creuset, la terre, les valeurs, les pierres, croisés dans l'héritage, à fleur de douleur.
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56 Kars, en Turquie depuis 1921, a été au Xe siècle capitale de l'Arménie.