On a commencé, dans l’article précédent, de parcourir l’aplatissement du monde selon Olivier Roy. Avant d’y revenir, faisons un pas de côté en manière d’illustration de l’inflation des normes et de l’effacement de l’implicite.
Nous demeurons au sein d’un petit village de Saintonge, dans une maison que nous avons acquise en 1970. Les anciens propriétaires nous ont donné les actes notariés liés à la maison, si bien que nous disposons d’un ensemble de vieux papiers, les plus anciens du début du XIXe siècle, relatifs aux transactions qui se sont effectuées dans ce village et qui étaient liées aux ascendants des propriétaires de 1970.
Examinons d’abord une vente passée devant le notaire royal (nous sommes sous Charles X) François Bourcy, le 14 octobre 1825. Le document, évidemment écrit à la main, fait un peu plus de deux pages. Il mentionne le vendeur “ Michel Ragenard père cultivateur ” et l’acheteur “ Joseph Sirat aussi cultivateur ”, tous deux demeurant au même village où nous sommes aujourd’hui. Joseph Sirat est né en 1778, il a donc 47 ans, mais ceci n’est pas mentionné sur l’acte. Deux autres personnes par contre le sont, deux “ témoins connus et requis ”, l’un “ Jean Neau, ancien lieutenant d’infanterie ” et l’autre “ Jean Broussard, ancien sergent grenadier ”.
Il s’agit de la vente de deux fois “ neuf sillons de terre labourable ”. Les premiers sont décrits comme suit : “ situés au mas des Champs aux Dames commune de Néré confrontant d’un côté du levant à la terre de Jean Bellin aîné, d’autre côté à celle de Jean Papilleaud de la Fontaine, d’un bout du nord à la terre en traverse de Batteron, et d’autre bout à la Route du Chiron. ” Les autres neuf sillons sont décrits de la même manière. Sont mentionnés ensuite la date d’entrée en jouissance (“ à compter de ce jour ”), le prix (“ cent trente six francs et cinquante centimes ”), les conditions de paiement et les engagements affirmés du vendeur et de l’acheteur. Commentons un peu : il n’y a pas de cadastre à Néré en 1825, il sera établi en 1835, mais jusque vers 1895, aucun des actes dont nous disposons ne mentionne les parcelles cadastrales, les situations des biens vendus sont décrites comme ci-dessus, autrement dit en faisant référence à des gens qu’on connaît et à une aire (“ les Champs aux Dames ”) également connue (aires dont les dénominations sont reprises dans le premier cadastre de 1835). La superficie vendue n’est pas mentionnée. Donc ce qu’on vend est situé d’abord dans un système de relations, tout n’est pas dit, et peu en est codé (“ neuf sillons ”). Le degré d’implicite est donc grand et cela fonctionne à travers une communauté concrète.
Examinons maintenant l’acte notarié de l’achat de notre maison, en 1970. Le document fait 5 pages, il est tapé à la machine à écrire. Vendeurs et acheteurs sont mentionnés, mais avec leur état-civil et leur statut marital. La description de la maison vendue est ainsi faite : “ une maison d’habitation, comprenant deux-pièces au rez-de chaussée, garage à la suite, grenier sur l’ensemble. Terrain au midi de la dite maison y attenant, bande de terrain derrière la dite maison, le tout d’un seul tenant, cadastré section C numéro 531 pour trente ares cinquante centiares ”.
On voit bien la montée de la codification, mais il reste beaucoup d’implicite (ou de manques si l’on regarde avec notre attirail d’aujourd’hui) : pas de mention de l’écurie, de la grange, du chai par exemple, pourtant dans le même bâtiment. Pas de surfaces des pièces habitables ou non… etc. Notons également qu’il n’y a pas eu de compromis de vente : nous signons cet acte chez le notaire un vendredi, nous étions venus voir la maison quatre jours avant, le lundi, et donné ce jour-là notre accord au notaire. Pas bien sûr non plus de délai de rétractation et autres procédures du même genre. Par contre, l’acte mentionne l’origine de propriété : nos vendeurs avaient acheté cette maison en 1942 auprès de Marcel Verdon et Marie Duret, avec la charge d’une rente annuelle et viagère, reprise dans l’acte de 1970 et ainsi libellée :
Ce type de charge existe dans bien des actes de vente dans nos vieux papiers, libellée de manière similaire. Manière qui renvoie à une vision du monde qui se méfie de la finance et qui s’appuie sur un ensemble concret de ce qui aide à vivre, avec là encore un renvoi à la communauté et à son vécu. On quantifie et on code, mais avec parcimonie et en référence aux produits élaborés sur place.
Terminons par une analyse rapide d’une vente de maison aujourd’hui, en 2023. Sans entrer dans le détail mentionnons qu’il existe un compromis de vente qui contient 215 pages d’information, dont 190 pages d’annexes. Sommairement résumées, ces informations contiennent : l’identité certifiée des acheteurs et vendeurs, le plan cadastral avec les écoulements des eaux pluviales, les diagnostics effectués par un expert et concernant l’amiante, l’état parasitaire, l’état des risques et des pollutions, l’exposition au plomb, le circuit électrique, les performances énergétiques – ces diagnostics étant tous détaillés avec moult tableaux, plans et photos. On y trouve des informations remarquables, par exemple pour les risques sismiques, le fait qu’un séisme “ est une fracturation brutale en profondeur le long de failles en profondeur dans la croûte terrestre (rarement en surface) ”, ou bien que “ d’une manière générale, les séismes peuvent avoir des conséquences sur la vie humaine, l’économie et l’environnement ”… Une bonne part de ces informations provient de la préfecture ou des ministères ou encore de la commune où est située la maison. Figurent également un rapport sur l’assainissement, les déclarations de travaux effectués depuis le précédent achat, un certificat de ramonage, une copie des précédents impôts fonciers… Il est peu probable que tout soit lu dans le détail par vendeurs et acheteurs, ni même lu en entier lors de la signature de l’acte chez le notaire, mais l’essentiel est que tout soit signé, au moins numériquement.
Tout ici se veut codé, mentionné, verrouillé, même une crise sanitaire du type Covid qui pourrait survenir - “ Les Parties reconnaissent avoir été informées des conséquences que pourrait avoir une crise sanitaire du type Covid-19 sur les délais d’exécution des présentes. ” On ne mentionne pas encore la survenue possible d’une guerre, mais ça va venir… Bien entendu, tout peut se justifier dans l’intention de préserver acheteurs et vendeurs, mais que révèle au fond cette volonté de tout normer du réel, de tout rendre transparent ce qui ne peut l’être complètement ? S’agirait-il d’évacuer les humains et leurs relations, ou de combler simplement le vide de sens d’une culture en faillite ?
Olivier Roy, L’aplatissement du monde • La crise de la culture et l’empire des normes, Seuil, 2022
Écriture le 04/03/23