Détail d'un khatchkar
Gochavank (Arménie)
Coiffe de deuil
Mazières sur Béronne
Carré du marais
St-Hilaire la Palud
Tissu de flammé, ikat trame
Charentes, France
Les églises du monastère
Noravank d'Amaghou (Arménie)
Visage
San Juan de la Pena (Aragon, Espagne)
Bestiaire au portail sud
Aulnay
Pua kumbu, ikat chaîne
Iban, Sarawak, Malaisie
Motif à l'araignée, ikat trame
Okinawa, Japon
Panneau de soie, ikat chaîne
Boukhara, Ouzbékistan
Il n'y a jamais...
Poème (Rémy Prin)
Saintongeoise
Détail de la coiffe
Détail d'une robe, ikat chaîne
Urgut, Ouzbékistan
Voussure du portail
Foussais
Détail d'un sarong, ikat chaîne
Sikka, Flores, Indonésie
Nous tentons...
Poème (Rémy Prin)
Hinggi kombu, l'arbre à crânes, ikat chaîne
Kaliuda, Sumba, Indonésie
Fresques de l'abside
Kobayr (Arménie)

Ce qui a duré
dans la mémoire des hommes,
ce qui fait culture,
paysages de la terre
ou pays de l'esprit,
ce qui peuple le voyage,
les vies, la plénitude,
le patrimoine, ce n'est rien
que ce lien fragile
de ce que nous sommes
à ce que nous devenons.

Le tampan

Chez une amie près de Liège, elle nous dit : “ C’est à deux pas, Amsterdam, vous verrez la lumière et l’eau ”. Première fois que nous traversons la lumière qu’on a lue dans les livres.

À l’orée du paysage comme sur les visages des femmes, il y a cette quête du regard, complice de ce qui n’est pas vraiment le soleil, pas vraiment le bleu ni le blanc. La lumière d’ici s’échappe et nimbe tout, on l’éprouve, comme le bonheur des lignes exactes de l’été.
La ville c’est aussi la géométrie fine des canaux, et des maisons qui semble-t-il les dévisagent. Façades en pointes, fenêtres multipliées, je marche près de toi éperdu de ce dialogue de l’architecture et de l’eau. Courbes des rives, l’air dans les arbres et le mouvement des hommes : qu’est-ce qui fait la légèreté d’une ville ?


J’ai l’impression que nous marchons depuis des heures, que le corps s’est vidé de tout ce qui n’est pas cette présence urbaine. À peine une vitrine, quelques marches. C’est un tissu qui nous attire, de taille modeste, qu’on voit derrière la vitre, et dont je sens dans l’instant qu’il nous rassemble dans une étrange communion que je continuerai d’éprouver devant bien des images. On a vu ensemble, et je sais que cela qu’on va découvrir grandira entre nous, comme l’écriture tremblée de l’inoubliable.
Nous sommes entrés pour voir mieux, toucher ce signe qui dehors nous appelait. Ce signe, un tissu carré de peut-être soixante centimètres de côté, dans les ocres, les bruns, les roux, qui semble peuplé de motifs géométriques qui s’agrègent les uns les autres. Comme si, de l’enlacement infiniment petit naissaient des formes, couche sur couche, bientôt discernables, qui se nourrissaient d’elles-mêmes pour occuper l’espace, s’y déployer en vastes mouvements dans lesquels le regard plonge, et le corps, qui dans cette surface minime du tissu disparaît, puis émerge, puis s’y dissout encore…


Je te murmure “ c’est comme la musique ”, je vois ton doigt qui suit un moment les lignes multipliées, ce qui fait corps dans la toile. Et soudain, naissant de ces relations de formes losangées, comme produit par l’immersion même, tu dis “ Tu vois, un bateau, et là, un autre peut-être ”. On se recule un peu. Le bonheur, dans cette profusion abstraite, de discerner d’un coup une figure du monde. “This is a ship cloth from Sumatera, a tampan” dit l’homme dans la galerie. Il sort d’autres tissus semblables. Et devant chacun, on passe des minutes dans le silence à partager la vie propagée des motifs, ces vagues d’une musique visuelle d’où naît le bateau primordial, et parfois sur lui des silhouettes humaines, et parfois un arbre de vie, d’autres bateaux superposés. Et le regard reste comme orphelin du réel, quand il ne voir surgir de l’infinité des motifs aucun signe d’identité des hommes ou du monde.


Devant ces tampans nous sommes restés encore longtemps, à tenter de deviner comment du fond du tissu fin peuvent naître les motifs. Comment remonter aux gestes du tissage ? Il y a de l’infinie minutie dans la venue au monde de ces figures, dans ce choix que fait la main trame après trame d’enlacements différents. Conscience de la durée longue, de ce qui fait l’inépuisable.
À lire ensuite quelques livres, l’univers du tampan s’était dévoilé, des instants de femmes et d’hommes aux prises avec leur monde. Ce que nous avions vu n’avait été que l’acceptation d’un ailleurs qui maintenant nous appelait.


Bateaux, figures humaines, motifs… les habitants du pays Lampung de Sumatra ne savent plus les expliquer. On a cessé de créer ces tissus au début du XXe siècle. Il reste des bribes de cette mémoire en perdition, enfouie désormais dans quelques études de chercheurs. Ces tissus, qui existaient là avant l’islam, faisaient repères à la communauté lors des rites de la vie. On plaçait le nouveau-né sur un tampan à sa naissance. Quand le garçon était circoncis pour marquer son entrée dans l’âge adulte, on le plaçait aussi sur un tampan appartenant à ses grands-parents. Aux mariages, les familles échangeaient des tampans garnis de nourriture. Le vieil ancêtre était, croit-on, surgi de la mer dans un bateau de tissu, et le tissu bateau désignait le mouvement pour toute chose. Sur le tampan, c’est un bateau de vie qui maintient et ravive l’ordre du monde...


Ce tissu signait pour ces peuples la trace du vivant, ce qui rassemble les croyances, ce qui incarne le sens des jours ensemble. Les cultures meurent, nous restent d’elles des lambeaux pour les comprendre et des objets tels des reliques sans effet, qu’on va conserver comme d’impossibles voies d’accès à l’altérité.


Quelques années plus tard, nous sommes à Palembang, la grande ville au sud de Sumatra. En contrebas, la rivière Musi, une immense échancrure dans la ville, d’où monte le grouillement des bateaux affairés sur l’eau jaune. La chaleur de fin du jour nimbe l’air et la rumeur de l’Asie. Rien qu’en peu de jours sur cette île de Sumatra, nous venons de nous immerger dans une mosaïque de cultures dont on tente, en vain souvent, de croiser les fils : peuple Batak autour du lac Toba, pays Minang islamisé mais où le patrimoine se transmet par les femmes. D’images ici, il n’y a que celles d’Occident qui envahissent, en ces années 1980, peu à peu l’espace. Elles envahissent et dissolvent les anciens signes, tissus, sculptures à la proue des maisons, qui faisaient sens pour ces gens et s’effacent inexorablement.


Dans les ruelles une petite boutique, un homme imperturbable au milieu d’un bric-à-brac d’objets que la poussière imbibe. Tu cherches, tu déplaces, tu découvres ce carré de tissu à l’indigo usagé. “Tampan ! ” dit l’homme surgi de sa torpeur. Échanges en fragments, anglais, bahasa indonesia, on tente de prolonger ce que les livres nous ont appris. Nous lui achetons le tissu, l’homme est heureux. J’hésite entre la joie du commerce accompli, le vouloir de comprendre et le sentiment d’être un pilleur de plus d’une culture à l’agonie.


Le vouloir de comprendre… Le soir, dans le train cahotant qui nous emmène au détroit de la Sonde, nous approchons tous deux la profusion des motifs, leur imbrication, cette sorte de géométrie pure multipliée qui fonde comme une irréelle complexité au regard. Et, du cœur de cette rumeur propagée des lignes, cette forme incertaine de bateau que l’œil isole et qui dès lors s’affirme à lui, tout comme, debout sur le plat du navire, ces silhouettes humaines, graciles, encore soumises à la géométrie même des motifs. Nous nous penchons, nous goûtons ensemble ce dialogue intime de la forme et du signe. D’où vient que ces tissus et quelques autres des temps premiers nous comblent comme une pertinence d’aujourd’hui ? Ni décors, ni images, ni même pour nous une valeur de collection, ils nous touchent d’emblée, comme une évidence, une relation à mettre en œuvre. Une sorte d’appel impérieux qu’un pan de vie plus tard, on ne s’explique encore pas vraiment.


Amsterdam 1982, Palembang 1985

Écriture 28/04/21

 Tampan palembang

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