Saintongeoise
Détail de la coiffe
Les églises du monastère
Noravank d'Amaghou (Arménie)
Motif à l'araignée, ikat trame
Okinawa, Japon
Visage
San Juan de la Pena (Aragon, Espagne)
Voussure du portail
Foussais
Il n'y a jamais...
Poème (Rémy Prin)
Tissu de flammé, ikat trame
Charentes, France
Nous tentons...
Poème (Rémy Prin)
Fresques de l'abside
Kobayr (Arménie)
Carré du marais
St-Hilaire la Palud
Hinggi kombu, l'arbre à crânes, ikat chaîne
Kaliuda, Sumba, Indonésie
Pua kumbu, ikat chaîne
Iban, Sarawak, Malaisie
Détail d'une robe, ikat chaîne
Urgut, Ouzbékistan
Détail d'un sarong, ikat chaîne
Sikka, Flores, Indonésie
Coiffe de deuil
Mazières sur Béronne
Détail d'un khatchkar
Gochavank (Arménie)
Bestiaire au portail sud
Aulnay
Panneau de soie, ikat chaîne
Boukhara, Ouzbékistan

Ce qui a duré
dans la mémoire des hommes,
ce qui fait culture,
paysages de la terre
ou pays de l'esprit,
ce qui peuple le voyage,
les vies, la plénitude,
le patrimoine, ce n'est rien
que ce lien fragile
de ce que nous sommes
à ce que nous devenons.

Premier village, le lotissement

Ça tient dans un triangle de trois chemins sans doute autrefois et plus avant dans le temps, quelques masures de pêcheurs à l’origine, il y a bien longtemps.

Pêcheurs de peu dans les eaux du lac, quand les moines de Buzay sur la Loire géraient ici leurs droits de pêche. C’était au XIIe siècle, quand le duc Conan, après les remontrances de Bernard de Clairvaux, avait fini par leur donner, aux moines, ce qu’il fallait pour survivre et prospérer. Et là, ils avaient fait leur port franc. Puis les seigneurs étaient venus. C’était le Moyen Âge encore, les masures étaient à l’ombre du château, encore aujourd'hui debout, et dont la mémoire écrite a gardé trace. Les pêcheurs mettaient leurs barques à l’abri dans une anse, ils avaient fait leurs demeures proches.


Durant des siècles, les hommes ont construit, démoli, reconstruit leurs maisons avec les matériaux d’usage à portée de leurs mains. Parcelles des jardins attenants, fruitiers, treilles. Et tout cela, dans une variété de richesses et d’espaces, régulé sans doute par les seigneurs voisins, mains de fer ou de velours selon le temps. Sur le premier cadastre au début du XIXe siècle, sur ce qui n’est qu’un plan sommaire, on perçoit cette unité relative, comment les amalgames des siècles ont tissé là ce qu’on nomme un village. Les plus anciennes photos montrent cet ensemble de maisons de gens modestes, qui ont passé le temps et gardé en leur sein comme un génie propre d’une simple architecture qui, à la fin des années 1950 frappe encore le regard, quand mes premières promenades en vélo m’y poussent.


Mais mon œil alors reste aveugle à cela, mon corps sur le vélo respire ivre de couleurs et de liberté, fasciné par le mystère des eaux de Grand Lieu, par ses légendes. Ici, à l’Étier, il y a encore des pêcheurs, et c’est un havre de bonheur pour nos découvertes d’enfants. On ne sait pas alors que toute la mémoire humaine a tressé ce paysage d’arbres et d’eau, et ces maisons basses aux petites fenêtres qui protègent. Et que l’ensemble s’ouvre – comme un fruit ou comme un livre – à l’innocence, au désir des enfants. Un fruit, un livre, le goût et la liberté, l’accueil de l’aventure. On ne sait pas alors les bienfaits de ces signes sur la terre qui se tiennent et se révèlent ensemble, se prolongent lentement d’une génération à l’autre.


Quelques années qui passent, je t’aime et tu habites tout à côté. Nous marchons dans ce village, ses abords, souvent. La vie nous gonfle de ses émois d’amour. Ils ne font qu’un avec les arbres tremblant dans le couchant, avec les tuiles à la pente légère et leurs mousses, avec le bruissement qu’on perçoit joue à joue du balcon de ta chambre. C’est comme si chaque maison quand on la longe nous contait son histoire, mémoire des lilas, chemins dans l’ombre qui s’évanouissent vers le lac. Derrière les façades, les murets d’enclos des jardins, c’est la voix haute d’un vieil homme ou la silhouette d’une femme dans ses fraisiers. On boit à ce pays fertile, à pleine bouche, sans savoir qu’il est précaire et que le chant long des générations va se briser, se distordre à jamais.


C’est au temps des vacances, la promenade comme souvent, au long de cette grande pièce de terre qui borde les hauts arbres de la Sénaigerie. On voit des travaux, des rues qu’on crée sur l’herbe, des lignes et des courbes, la terre qu’on évacue. Comme un dessin, un jeu de construction, des fossés, des tuyaux qu’on passe. Et des parcelles bientôt, petites, tracées dans les bureaux des villes, de quoi mettre la maison, la voiture, la balançoire pour les enfants et quelques parterres de fleurs. Elles vont émerger ces maisons à la tuile uniforme, si peu différentes, qui vont couvrir tout l’espace. Et là où dans le village de pêcheurs tout respirait, où la mémoire longue dialoguait avec les pierres, ici tout s’arrête. De ta chambre, on le voit ce lotissement, corps étranger disent certains. “ D’ailleurs c’est ceux d’ailleurs qui viennent ici ”. Ceux qui vont travailler à la ville. Bientôt, plus rien du style du village, des avenues, des parcelles de plus en plus minces, des matériaux rutilants. Et chacun qui s’agrippe à quelques arbres sauvés du désastre, quelques mètres carrés de fleurs contre l’inéluctable. L’inéluctable, du village vers la banlieue, vers la métropole, et encore la mégapole si la croissance le permet. À ce jeu, on a détruit le dialogue d’antan, entre soi et le monde. Sans le remplacer par un autre socle de valeurs, par un autre chant. “ La métropole, c’est pas comme un village, c’est le sens de l’Histoire ” entend-on sur la place publique. Certains vieux terrés dans leur demeure songent, immobiles, à leur jeunesse ourlée de lumière lente.


Vers 1966

Écriture septembre 2021

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