On a continué de remonter la route militaire, qui se faufile dans les immenses trouées vertes de ces montagnes qui pourtant n’écrasent pas le paysage, comme si la grandeur magnifique ne sombrait jamais dans le vertige ou l’arrogance.
La route est difficile, dégradée, le trafic intense, on passe des tunnels, des chantiers… Stephantsminda, où l’on s’arrête, est le dernier gros village – un peu plus de mille habitants – avant la frontière russe, à 15 kilomètres environ. Il est 17 H 30, la lumière décline un peu, les nuages montent, là-haut le mont Kazbegh à plus de 5000 mètres d’altitude, est noyé dans des brumes qui tourbillonnent.
On se pose à peine, à peine un regard vers la vallée, à peine les nuages qui s’effilochent, nous voilà repartis vers Guergueti, par une piste où les 4x4 se croisent avec difficulté, en tentant d’éviter celles et ceux qui montent et descendent à pied. C’est la fête, nous dit-on, et le pèlerinage. Quand nous arrivons à l’église de la Sainte Trinité, qui domine le village d’un promontoire à plus de 2000 m, la foule s’est amenuisée avec le soir qui vient. L’herbe est striée des traces innombrables des voitures qui ont dû tout le jour faire l’excursion. J’ai l’impression d’être au sein d’un mouvement insensé, d’un troupeau touristique qui vient quêter des miettes de splendeur.
Là-haut, l’église dehors montre des décors sommaires sur son tambour ou près de la porte d’entrée, comme pour marquer d’un trait de mémoire la solitude du site quand on l’a construit, au XIVe siècle, qu’acheminer ici les matériaux était un exploit, et que la génération présente vient occuper sans cesse. À l’intérieur de l’édifice, ramassé sur lui-même, c’est le rituel des cierges allumés, maigre lumière contre l’ombre, la chaleur des corps qui se côtoient, maigre impression face à la démesure du paysage, dehors.
Ce que j’ai pris tout à l’heure pour une invasion touristique n’est qu’en partie vrai. Beaucoup de Géorgiens sont là aussi, en réel pèlerinage, comme je le comprends aux gestes de dévotion – de superstition diraient certains – qu’accomplissent avec intensité nombre de personnes. Ainsi, notre chauffeur, qui baise toute une série de pierres en sortant de l’église, lui, l’homme au smartphone, aux tee-shirts américains, aux bermudas… Me reviennent ces scènes, à Tbilissi, avec les églises nombreuses comme des points d’ancrage, les femmes et les hommes, en attente, priant dans leur petit livre, ceux qui entrent, baisant l’image à gauche, les icônes à l’intérieur partout, les popes, les jeunes diacres en habit… Dans toutes les églises les gens affluent, “ l’office ici, ça dure parfois trois heures, mais on peut sortir, et rentrer... ” Le religieux, qui se mêle à l’identité, au cœur de la capitale comme au sein du Grand Caucase, dans la solitude effrénée de la Trinité.
En 2013
Écriture le 10/04/23