Nous avons dormi à Akhaltsikhe, au sud-ouest de la Géorgie, au sein des montagnes du Petit Caucase.
Ici, se sont côtoyés depuis longtemps, outre les Géorgiens, des Arméniens, des “ Français ” (ainsi nomme-t-on les catholiques), des Juifs, des Musulmans. Une grande église arménienne encore en usage, une mosquée et une synagogue dans la vieille ville. Et ce sentiment dans le parcours qu’en ce coin perdu se sont mêlées plusieurs civilisations.
Sentiment qui va se conforter ce matin. Nous partons vers Sapara, portés par les nuages bas qui s’accrochent aux arbres des montagnes. Le gris des brumes, le vert des arbres, tout au long de la montée sur la piste, et bientôt, là-bas, tout au bout, les coupoles et les tambours des églises qu’il faut longtemps pour atteindre. Demeurent ici quelques moines, jeunes, bons vivants, “ oui, vous pouvez photographier... ”
Dehors, en ce bout du monde, c’est l’assise imposante des volumes et la modestie aussi, de ces niches dans la montagne. Beaucoup d’entrelacs, une pierre sommairement sculptée d’un saint Georges terrassant le dragon. Le dialogue entre les pierres dressées et les montagnes. Puis on entre dans l’église Saint-Sabba construite au début du XIVe siècle. L’orthodoxie byzantine est alors dans une situation paradoxale : le pouvoir de l’Empire s’est beaucoup affaibli, mais, sous la dynastie des Paléologues, la culture fait renaissance, elle s’ouvre aux autres. Les croisés d’Occident ont en 1204 saccagé Constantinople, les Ottomans deviennent plus puissants et dangereux, mais les périls sont aussi l’occasion de remise en question. L’image byzantine, très encadrée depuis la fin de l’iconoclasme, se transforme, elle est traversée par un nouvel humanisme, elle s’ouvre. À cause des épreuves et malgré elles.
C’est ce qu’on découvre, émus de lumière et des scènes figurées, dans les fresques qui recouvrent les parois de Saint-Sabba. Les couleurs se déploient, plus franches, les plis des vêtements sont plus marqués, les gestes des personnages occupent mieux l’espace, comme on le voit par exemple sur cet ange qui montre le tombeau vide au saintes femmes. Et surtout les visages s’affinent, se personnalisent, ils gagnent en profondeur sans renier pour autant leur “ éternelle immobilité ”, témoin cet autre ange, Raphaël, peint sur un pilier.
Durant la descente, au sein des chaos de la piste, je me demande comment ces influences culturelles sont arrivées jusque là, quels étaient les échanges, quand les fresquistes de Constantinople avaient besoin d’aller ailleurs, vu la précarité des temps, en Serbie, en Bulgarie, dans la Russie de Novgorod, en plus de ces territoires géorgiens. Je m’interroge sur ce qui rend fertile, sur ce qui transforme, qui fait s’incarner l’esprit autrement.
En 2013
Écriture le 01/05/23