D’une étape à l’autre en Géorgie, comment écrire la profusion de l’architecture, des reliefs sculptés, des peintures murales ?
Le patrimoine maille le territoire de façon dense, et c’est comme une récolte inépuisable croit-on, qui draine une longue période de temps. Et tout cela au cœur d’une variété de paysages peu commune. Nous sommes partis ce matin de Koutaïssi, grand centre de la partie occidentale du pays. Deux sites déjà visités, nous partons vers le nord-est par une longue route sinueuse dans la verdure des premières montagnes, passons bientôt Tkibouli, ancienne cité industrielle aux grandes avenues et façades lépreuses. Il faut monter encore, dans cette province de Ratcha, on se croirait bientôt en Auvergne dans la lumière douce, on pique-nique au bord d’un grand lac aux eaux claires.
Nikortsminda est un peu plus loin. L’église Saint-Nicolas se tient au bout d’un petit chemin qu’on monte dans le soleil et d’où l’on domine toutes les terres d’alentour. Cette église fut construite – une inscription en témoigne – en 1010-1014, par un roi nommé Bagrat III, fondateur du premier royaume unifié de Géorgie. Elle est à la fois élancée et ramassée sur elle-même, comme nombre d’édifices de cette région du monde, Arménie et Géorgie, où le signe fondateur est celui de la coupole élevée vers le ciel.
À en faire le tour, ce qui impressionne d’abord, ce sont les reliefs sculptés qui couvrent à foison les parois, murs des frontons, arcs et montants des fenêtres de la coupole. On ne peut s’empêcher de penser à notre art roman, au vu de la période de construction, mais ici tout l’extérieur est investi par les sculpteurs. Et d’abord par les images surprenantes, comme cette scène où deux anges portent le Christ sur son trône de gloire, quand il revient à la fin des temps, tandis que deux autres anges sonnent de leur cor la nouvelle, haut et fort… Tous les corps, les ailes, les vêtements sont saturés de traits et de courbes bien creusés dans la pierre, dont émergent les visages aux regards hallucinés, accentuant la prégnance profonde de l’ensemble. La scène est organisée de façon fort complexe.
On retrouve cette complexité partout sur les murs, notamment au tambour de la coupole. Les piliers des colonnettes, les moulures proéminentes des arcs sont transfigurés par des entrelacs végétaux très rigoureux, mais dont le regard s’échappe, devient mobile à saisir sans fin tous ces ornements. L’œil voyage au sein de ces motifs et quand il rencontre une image, il s’arrête, mais comprend d’emblée, par l’ornement que l’image prend en elle, que le voyage n’est jamais fini. Le dehors de l’église imprime ainsi en soi un mouvement profond, que les lointains du paysage augmentent.
Le dedans est entièrement couvert de fresques, réalisées au XVIe et XVIIe siècles, quand l’église fut réparée. L’effet est saisissant de l’écart entre les images de pierre du dehors et celles du dedans, et pas seulement en raison de la période de temps qui les sépare. On retrouve une sorte de vertige dans ces réseaux d’images multipliées, un peu comme dans les motifs du dehors. Les parois, les arcs, les conques et la grande coupole sont peuplés notamment de figures de princes, d’une descente de croix, de scènes de l’enfer, d’une Déisis et de thèmes de la Trinité. En haut de la coupole centrale, des anges soutiennent la grande figure centrale de la croix. Ils ont la silhouette grandement allongée, et les plis des vêtements, la courbure des ailes impriment une dynamique à cette part cruciale de l’église.
Voilà un couple qui arrive avec le prêtre pour leur mariage. On s’esquive. Je me demande quels souvenirs d’images auront ces jeunes gens, dans leur mémoire d’amoureux. Dehors, des invités à la noce discutent, de la famille, de leur vie d’ici. Voient-ils encore cette profusion du dehors et du dedans, ce voyage inépuisable dont les images enveloppent les corps ?
En 2013
Écriture le 15/05/23