Voussure du portail
Foussais
Panneau de soie, ikat chaîne
Boukhara, Ouzbékistan
Bestiaire au portail sud
Aulnay
Détail d'une robe, ikat chaîne
Urgut, Ouzbékistan
Visage
San Juan de la Pena (Aragon, Espagne)
Pua kumbu, ikat chaîne
Iban, Sarawak, Malaisie
Hinggi kombu, l'arbre à crânes, ikat chaîne
Kaliuda, Sumba, Indonésie
Il n'y a jamais...
Poème (Rémy Prin)
Coiffe de deuil
Mazières sur Béronne
Carré du marais
St-Hilaire la Palud
Motif à l'araignée, ikat trame
Okinawa, Japon
Les églises du monastère
Noravank d'Amaghou (Arménie)
Détail d'un khatchkar
Gochavank (Arménie)
Nous tentons...
Poème (Rémy Prin)
Détail d'un sarong, ikat chaîne
Sikka, Flores, Indonésie
Saintongeoise
Détail de la coiffe
Tissu de flammé, ikat trame
Charentes, France
Fresques de l'abside
Kobayr (Arménie)

Ce qui a duré
dans la mémoire des hommes,
ce qui fait culture,
paysages de la terre
ou pays de l'esprit,
ce qui peuple le voyage,
les vies, la plénitude,
le patrimoine, ce n'est rien
que ce lien fragile
de ce que nous sommes
à ce que nous devenons.

La vieille femme au lac Toba

Nous sommes partis de Parapat, quelques kilomètres sur un bateau bien chargé, et l’on arrive à Samosir, l’île au milieu de cet immense cratère volcanique devenu ce lac Toba, de cent kilomètres de long, berceau de la culture des Toba-Batak.

Volcan dont l’explosion, jadis, il y a soixante-quinze mille ans disent les scientifiques, embruma la terre entière.

Ambarita est le village où l’on aborde. Une petite bande de terre côtière, riche, cultivée, fait le tour de l’île, qui cède vite la place à un haut plateau sauvage, où personne ne va vraiment. C’est notre premier voyage en Asie, nous découvrons la densité humaine, et cette approche sereine et frémissante des êtres multipliés. Il y a peu de voyageurs encore, le tourisme est encore une fête, un gage de développement à venir, sans qu’on en décèle pour l'instant les effets pervers. Nous allons dormir dans un losmen1 flambant neuf, tout au bord des rives, à même presque le clapotis des vagues.

Le soir, dans l’extrême douceur de l’air, nous marchons un peu, nous quêtons les lueurs de cet autre monde qui nous fascine, les maisons aux toits en forme de grande barque, comme posée sur les murs au lieu de l’eau, la musique chaloupée du bahasa indonesia2, qui fait comme une fresque sonore dans la rue du village. Ou bien encore cette rumeur de l’Asie que l’on perçoit partout mais qui nous échappe, comme si l’on poursuivait un premier rêve vers un ailleurs inaccessible.

La vieille femme a les dents rougies par le bétel qu’elle a dû mâcher tout le jour. Elle sourit, et cela fait un signe dans l’air, elle veut nous vendre un vieux tissu, précieux pour elle certainement, qu’elle tient à la main, que l’on déplie doucement, émerveillés que nous sommes par ces traces que l’indigo et ses réserves ont fait naître dans la toile. Antik, dit-elle, et elle se frotte contre moi, comme pour faire entrer dans mon corps ce signe à elle, ce tissu chargé de son histoire, des rituels sans doute de sa famille, de l’enveloppement des bébés qui naissent aux ossements des défunts. Nous restons là, fascinés par le textile, par le talent qu’il incarne, et gênés par son offre qui la dépossède d’elle-même. Nous ne mesurons pas les écarts de richesse entre nous, ni ce que les étrangers représentent pour elle. Nous ne mesurons pas encore que les voyageurs fissurent irrémédiablement la culture qu’ils découvrent…

Qu’est-ce qu’une culture ? Le nimbe du monde qui vous enveloppe, et dont vous ne savez pas qu’il vous façonne, jusque dans vos moindres manières d’être et de dire. Et ce nimbe fait en vous cohérence, il détermine sans doute vos vérités, vos amours, votre vision du monde. On croit cela pérenne, évident, pour soi et pour les autres, on ne sait pas, dans la jeunesse voyageuse, ni les atrocités de l’histoire, ni les dominations.

Nous ne savons pas vraiment que la vieille femme au lac Toba lutte pour sa survie, qu’elle entrevoit dans la manne touristique un peu de bien-être en plus. Elle-même ne sait pas que ses tissus qu’elle a créés dans la patience et l’exactitude de ses traditions, ses enfants ne les mettront plus au monde, ces tissus exemplaires qui défiaient le temps. Trop lents, trop chers, les femmes batak n’en feront plus. Les ethnologues et les musées du monde les auront conservés, on aura collecté les mythes et les rites. L’humanité aura continué son mouvement irrépressible vers le monde global, vers l’unité presque désespérée, dans son cheminement de violences et de sens perdus.

1 Losmen : petit hôtel un peu rustique.

2 Bahasa indonesia : la langue indonésienne.

En 1985

Écriture le 21/01/25

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