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Foussais
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Tissu de flammé, ikat trame
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Gochavank (Arménie)
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Nous tentons...
Poème (Rémy Prin)
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Mazières sur Béronne
Hinggi kombu, l'arbre à crânes, ikat chaîne
Kaliuda, Sumba, Indonésie
Visage
San Juan de la Pena (Aragon, Espagne)
Bestiaire au portail sud
Aulnay
Panneau de soie, ikat chaîne
Boukhara, Ouzbékistan

Ce qui a duré
dans la mémoire des hommes,
ce qui fait culture,
paysages de la terre
ou pays de l'esprit,
ce qui peuple le voyage,
les vies, la plénitude,
le patrimoine, ce n'est rien
que ce lien fragile
de ce que nous sommes
à ce que nous devenons.

L'ère de la fête

Certains livres vous marquent comme des brûlots, des sortes de trous noirs dont l’approche fascine sans rien résoudre, mais vers lesquels vous revenez de temps à autre pour éprouver leurs dires, leurs éclairs, ce qu’ils ont déchiré en vous.

Le livre de Philippe Muray, que j’ai lu en 2018, est de ceux-là. Sobrement intitulé Essais, c’est une somme de près de 2000 pages, compilation des écrits d’une vie1 tourmentée, à la croisée de la philosophie, de la littérature, de la polémique. Penseur encore peu connu, il manie la langue en virtuose, dans une radicalité sarcastique parfois exaspérante, et qui voile par moments sa pensée même.
Il n’est pas question ici de résumer cette pensée, mais simplement de picorer dans ce livre quelques facettes de ce que Muray nomme l’homo festivus, sorte de figure de l’homme contemporain dans l’Occident mondialisé, qui signe pour lui la fin de l’Histoire. Petit parcours donc, sans queue ni tête, à prendre comme des lucioles sur le chemin.
C’est il y a quelques semaines dans la petite rue de notre village, nous partons pour la promenade. Deux enfants viennent avec leur mère. On ne les connaît pas, apparemment. Eux sont déguisés, masqués. Ils tiennent une boîte. C’est Halloween. On les croise, ils n’osent pas nous aborder. Peut-être ont-ils senti que leur comédie nous semble inutile ou malséante. Première fois que nous rencontrons ici cette mascarade.

“ Chaque année, on vitupère de manière rituelle contre Halloween et la rapidité foudroyante avec laquelle cette fête nous a envahis. On s’indigne du succès des citrouilles à tête de mort. On monte sur ses grands chevaux contre cette “ fête américaine ” comme si ceux qui en font le triomphe en étaient les pauvres victimes innocentes. On ne les a pourtant pas gavés de force. Personne n’oblige les enfants, et leurs parents si peu adultes, à vouloir tout ce crétinisme gothique. Si on ne voulait pas Disneyland, Disneyland serait vide. ” → p. 1323-1324.

Qu’est-ce que la fête ?

“ La fête, comme disait Freud, aura été dans toutes les civilisations un excès permis, la violation solennelle mais passagère d’une prohibition. En remontant aux “ origines ” mythiques, il s’agissait, par la fête, de surmonter un deuil après un meurtre (celui du père de la horde). Nous n’en sommes plus à ce stade. La fête généralisée, la fête de l’ère hyperfestive comme je l’appelle, cette fête qui n’a ni commencement ni fin et ni queue ni tête et qui résonne à tout moment dans nos rues, n’est plus que l’éloge sans limites du désastre de la nouvelle civilisation qu’il faut imposer comme une évidence heureuse. ” → p. 1668-1669.

Faire la fête constamment, c’est d’évidence fuir le réel, et ceci brandi comme valeur suprême. Je me souviens, à la télévision il y a quelques années, d’un reportage sur la jeunesse d’Iran, où les journalistes se lamentaient parce que les jeunes là-bas n’étaient pas libres de se droguer. Comme si la seule force à leur transmettre de notre Occident si valeureux avait été celle-là : être libre, sans limite, être ailleurs, hors réel, nulle part.
L’art figure en bonne place dans les propos ciblés de Philippe Muray. Il cite des prédécesseurs illustres :

“ Mais je repense surtout à Nietzsche et à sa féroce prophétie d’Aurore : “ L’art des artistes doit un jour disparaître, entièrement absorbé dans le besoin de fête des hommes : l’artiste retiré à l’écart et exposant ses œuvres aura disparu. ” […] L’hyperfestif est le moment du dépassement fatal et absolu de l’art. Tout le monde doit s’éclater. Tout le monde doit être artiste. ” → p. 116.

L’art encore et la volonté de croissance :

“ Tous les tabous doivent être brisés, et cela sans répit (on en fera exister de nouveaux, quand il n’y en aura plus, de manière à les abattre encore. Des choses qui, naguère encore, auraient été regardées comme dégoûtantes, malsaines, honteuses, deviennent œuvres d’art : les cadavres plastinés de Gunther von Hagens, par exemple, ou des lapins transgéniques, ou des “ machines à déféquer ”, ou des tranches d’animaux conservées dans le formol. Ou encore ce bébé mort-né mangé devant une caméra vidéo par un certain Zhu Yu, un Chinois qui se présente comme “ le premier artiste anthropophage ”. J’insiste sur l’art contemporain parce qu’il est à la tête du grand mouvement de débâcle générale. […] L’éclatement de toutes les retenues, de toutes les barrières, de toutes les décences du passé était nécessaire pour créer dans les populations occidentales une sorte de narco-dépendance au mouvement pour le mouvement, comme d’ailleurs à la croissance économique sans frein, sans but, sans justification, et fatale comme la mort sous le masque du “ progrès ”. Pendant ce temps, d’immenses promesses de catastrophes s’accumulent aussi (humaines, climatiques, etc.), mais l’hypothèse de la décroissance, dans tous les domaines, est une sorte de blasphème. ” → p. 1670-1671.

Il cite aussi Bernanos :

“ On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure. ” → p. 196

On aura compris que cette écriture au scalpel est répulsive, mais, vingt ans après ces écrits, il suffit de jeter un œil aux grands médias ou à la scène politique, sans parler de certains pans “ sociaux ” d’Internet, pour être submergé par cette inanité complète, ce manque quasi-intégral de sens, cette fête vertigineuse du vide.

“ Le monde hyperfestif n’a pas seulement perdu l’autre ; il a égaré aussi tout ailleurs et tout opposé, tout antagoniste et tout opposant, tout contradicteur et tout adversaire. ” → p. 154

Philippe Muray appuie là où ça fait mal, sur bien d’autres plaies encore, comme cette montée de la posture victimaire :

 Le chantage aux femmes battues ressemble à tous les autres chantages modernes. Parce qu’il y a des femmes battues, et qu’elles le sont généralement par des hommes, il faut établir d’urgence un couvre-feu pour tous les mâles entre quinze et soixante-douze ans. Ainsi la défense d’une cause se retourne en persécution irréprochable. Et le processus persécutif est lui-même en proie à une surenchère calquée sur celle du marché. Tout ce qui se “ libère ” se retrouve plus ou moins vidé, par la même occasion, de sa raison d’être ; se retrouve dans un vide qu’il faut immédiatement combler par une surcroît d’activisme. ” → p. 1322

Comme si l’absence de mesure, de distance, de boussole ne laissait place qu’au ressentiment, qu’à l’accumulation de ressentiments. Cette écriture est un magma pour nous tous au bord du précipice, sur un chemin de crête, car les femmes, pour reprendre les dernières citations, sont battues effectivement, et la vie humaine sur terre menacée. Et ces immenses défis, il fau(drai)t les traiter, avec courage, détermination longue et empathie, en évitant les images et l’émotion terrifiantes qui s’oublient si vite.

1 Philippe Muray, né en 1945, est décédé en 2006.

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Philippe Muray, Essais, Les Belles Lettres, 2015 [2010]

Écriture novembre 2021

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