Cela a commencé par la faillite de la Grèce, berceau de notre culture occidentale.
Le pays a été privatisé, racheté par la grande entreprise GoldTex, qui a transféré ses habitants vers MagnaPole, les vidant de toutes racines. D’autres pays ont suivi, qui alimentent cette mégalopole en trois zones, la zone 1 des privilégiés du pouvoir, la zone 2 où travaille une classe qu’on pourrait dire moyenne, et la zone 3 la plus nombreuse, celle des pauvres, des sortes de déchets d’humanité. Yehu Rami, un architecte génial, a inventé le dôme climatique, qui protège les habitants des zones 1 et 2 d’un climat en furie où les cyclones – grêles et pluies acides – font des ravages et des carnages fréquents.
Zem Sparak, le principal personnage du roman de Laurent Gaudé, Chien 51, a connu la Grèce d’avant, qu’il retrouve en images dans son cerveau grâce à l’Okios, dispositif de drogue et de technologie mêlées. Il est policier, a souhaité vivre en zone 3, après les Grandes Émeutes et leur répression sévère, et se retrouve bientôt “ verrouillé ” avec Salia Malberg, une femme plus jeune, mieux gradée que lui, qui vit en zone 2. Ils ont mission d’élucider un meurtre étrange, qui va les faire remonter jusqu’aux sommets du pouvoir…
Sous des dehors de simplicité, l’écriture de Laurent Gaudé est d’une singulière précision, qui a capacité à mettre en orchestre les personnages et leur monde, avec une remarquable cohérence, signe de son grand talent de romancier. Et donc, à la lecture, on est pris d’abord dans les filets de l’intrigue policière et de ses rebondissements. Mais très vite, c’est le cadre, la société fictive mise en scène qui interpelle, que l’auteur révèle par touches récurrentes. Et ce qu’on croyait situer comme une histoire de science-fiction vient cogner au corps du lecteur comme une sorte de réel qui nous attend.
Ce ne sont pas tant les détails que décrit l’auteur qui sont prémonitoires – ils épousent les soubresauts de l’intrigue – que ce qui les fonde. La puissance de l’argent est omniprésente, tout comme la corruption des élites. Les inégalités sont extrêmes. Plus de sacré, ni d’émotion culturelle, le mensonge règne, qui manipule les informations. Même l’amour est réduit à une libération sexuelle le jour du LOve Day instauré par les autorités. Les élections sont toujours présentes, mais comme des simagrées à grande échelle où tous les coups sont permis entre candidats. Tout semble au bord de l’effondrement, à l’image de ce pont que le pouvoir dynamite, au cinquième jour des Grandes Émeutes, quand les insurgés de la zone 3 risquent de pénétrer en zone 2. “ Personne ne viendrait au secours de ceux qui tombaient. Personne même ne compterait le nombre de morts. ” (→ p. 90)
On sort de cette lecture avec un goût âcre dans la bouche. Vers la fin du livre, dans un chapitre intitulé “ Delphes, derniers échos du monde ”, Zem Sparak se souvient des jours en Grèce avant le grand exode. Il rencontre un vieil homme qui part à Delphes, alors que toute la région avait été “ vendue à une firme de sous-traitance ”, et que tout le monde devait quitter cette zone. Que dit le vieil homme ?
“ Un jour, mon grand-père a eu l’idée de me faire garder ses chèvres. Vous ne pouvez pas imaginer… Les heures que j’ai passées entre les temples, à suivre mes bêtes, les appeler, rester immobile parmi elles et sentir le vent monter de la vallée. D’année en année, je ne pouvais plus m’en passer. J’ai fait cela jusqu’à mes dix-huit ans. Et puis mon grand-père est mort. La propriété a été vendue. Les chèvres aussi, j’imagine. Mais aujourd’hui encore, après toutes ces années, si on me demandait ce que je suis, je répondrais sans hésiter : le gamin qui suivait son troupeau dans la montagne sacrée. C’est puissant là-bas. On sent l’invisible qui nous embrasse. Vous croyez qu’ils peuvent acheter ça ? Ou le détruire ? Vous croyez qu’on peut tuer le centre du monde et le cœur des mystères ? Les soirs d’été, lorsque le soleil décline doucement, c’est l’immortalité qui vous glisse sur la peau, là-bas. Aujourd’hui, je le sais, c’étaient les plus beaux moments de ma vie. Alors, c’est là que je vais. Et tant pis s’il n’y a plus rien. Chacun a le droit de finir où il veut. Peut-être restera-t-il quelque chose pour me saluer ? Le vent, au moins, me reconnaîtra. Il ne faut pas oublier Delphes. Ils pensent pouvoir acheter ce qu’ils veulent, tout détruire, tout salir. Mais il faut bien qu’un d’entre nous aille là-bas. Sinon, qui va prévenir Delphes de ce qui arrive au monde ? C’est un honneur de veiller sur la beauté immobile, un honneur de se laisser traverser par le temps. Rien ne nous appartient. C’est cela, au fond, que je suis : le gardien de ce qui ne nous appartient pas. ” (→ p. 265)
Passage admirable, où c’est l’auteur manifestement qui parle, qui nous appelle, du fond désespéré de notre liberté, à cela qui pourrait être simple : veiller d’abord sur notre bien commun d’humanité, garder vraiment, précieusement, ce qui est à tous.
Laurent Gaudé, Chien 51, Actes Sud, 2022
Écriture le 12/09/22