Le matin, nous étions descendus vers les arbres à encens, après la nuit sur ce plateau rocailleux qui dépouillait de tout. Je m’étais dit que le paysage vidait en nous les décombres des jours, que c’était comme la nudité d’un cloître.
Et l’arbre parmi les roches tendait sur le ciel la mémoire des caravanes de jadis, remontant de l’océan vers l’intérieur de l’Arabie Heureuse.
Plus tard, du très haut de la falaise, il y eut ce regard vers les villages et la traînée fertile du Wadi Dohan. L’aridité dont on se défait vite, et la simple mémoire de l’eau qui dresse encore les arbres. Le corps surpris soudain qui se nourrit de ces images. Traces infimes, infinies, du voyage, nourriture longtemps des jours, le corps ouvert à ce neuf qui entre en lui. Plus tard encore, Shibam dans la lueur de l’aube, l’enclos des maisons hautes de terre crue, leurs portes de bois sublimement ouvragées, la vie des gens accueillants. Et plus loin dans l’Hadramaout, Tarim et sa bibliothèque, sa grande salle enivrée d’encens où l’on partage les repas, les récits poétiques des yéménites dans la nuit…
Peut-on croire à l’insouciance du voyage, à ces instants choyés par la lumière, aux partages naïfs des vies dissemblables ?
Après quelques jours dans cette vallée qui fut jadis fleuve, nous allons traverser le désert. L’absence encore, l’immense paix du sable. Ceux qui nous guident s’arrêtent sur un replat. Quelques hommes, quelques tentes, quelques tiges grillées hors du sable. Et leurs ruches tout autour, de loin des silhouettes d’animaux, aux quatre jambes de bois. Le meilleur miel du monde dit-on – quelques jours dans l’année où les fleurs surgissent du sable permettent le festin des abeilles. Nous goûtons l’admirable, le doigt dans la petite boîte en métal, au terme du cycle improbable des vies. Savoir des tribus du désert, depuis des siècles. Nous goûtons l’admirable, au cœur de l’altérité sereine, dans le sourire partagé des hommes d’ici. Avant de se quitter, les hommes ont sorti leurs armes des tentes, des véhicules, ils rient à pleine gorge, ils tirent, à qui sera le plus adroit. Et le bruit s’étend sur toute l’infinité du sable.
C’était il y a plus de vingt ans, l’Arabie d’aujourd’hui n’est plus heureuse, les armes ne font plus rire personne. J’ai l’impression parfois d’avoir profité de ces gens, d’avoir puisé dans la cohérence des vies qu’ils nous offraient, avec la fausse innocence de ceux qui dominent sans trop le savoir. De ces communautés modestes, on a déchiré les liens, on a mené leurs familles au bord de la famine. Puissants voisins, armes, violence, l’ordinaire du monde, l’avidité humaine.
Dans une étroite rue d’ombre de Shibam, un homme nous avait abordés, empressé de nous parler de fraternité. Il me tenait le bras, fébrile de dire le Dieu des hommes. À deux pas, sur des échafaudages de fortune, des ouvriers rénovaient une façade avec de la boue, qui allait faire l’ocre au grain léger du mur. Le gouffre, l’abîme, le trou noir, entre les instants modestes, éblouis, dont est capable l’humain, et les terreurs qu’il propage un peu partout. Trou noir de la mort qui me traverse dans l’incessance. Comme tant d’autres.
En 1999
Écriture 01/05/21