Pourquoi l’enfance ainsi fait-elle la lumière tout au long des années, d’un halo plus perceptible quand l’âge avance ?
Et plus amenuisé aussi, comme si les images se réduisaient en nombre en un joyau intense, mais qu’elles brillaient plus intensément encore. Que révèle la mémoire, cette compagne essentielle de soi-même à soi-même ?
Il y a ce halo dans le jardin. C’est chez mes grands-parents. J’ai l’impression que j’en pourrais parcourir les allées des milliers de fois, sans épuiser leur souvenir. Les poiriers contre le mur d’enclos, la plate-bande où l’on va récolter les asperges, les groseilles à maquereau et leurs cousines plus petites, les castilles, toutes ces couleurs au soleil qui gonflent en moi aujourd’hui encore, qui pourraient m’enivrer dans l’instant, me rendre ailleurs…
Pourquoi l’enfance ainsi qui reste à portée de soi, qui vous échappe et vous nourrit d’un même élan, sans qu’on sache en quoi vous avez réellement prise sur elle. À côté du jardin, il y a le vieil hangar où grand-père fend le bois, et dans la maison la cheminée avec les braises pour griller l’anguille du lac. Et le buffet pas loin de la cheminée, et cette statuette d’un breton en culotte bouffante, depuis longtemps sans doute posée là, soigneusement sculptée dans le bois d’un artisan qu’on ne connaîtra jamais. J’ai gardé la statuette comme un jalon du temps, comme une solidité pour que l’image ne s’en aille pas de moi, pour que la mémoire reste fidèle.
Sait-on quels instantanés fondent nos vies ? Le grenier à merveilles que j’explore dans la poussière, la cave sombre, le mystère où les hommes vont boire, et leurs paroles péremptoires refont un monde auquel je n’accède pas, la petite verrière lumineuse où grand-mère frotte son linge à la brosse ensavonnée, les deux chambres aux grandes armoires, dans l’ombre des arbres, ma tante assise presque toujours, handicapée, dont j’ai du mal à comprendre l’immobilité…
Je pourrais dérouler tous ces moments de lumière. Chacun s’accroche à l’autre, ils se tissent en moi comme une cohérence admirable qui m’irrigue à jamais, comme pour chaque être ses propres terres enfantines. Comment ces terres nous ont-elles guidés, sans qu’on le sache, comment nous ont-elles fabriqués ?
L’enfance se tisse dans l’écriture, elle donne à voir dans la fugacité des mots bien plus qu’elle-même. C’est comme un chatoiement qui ourle la durée des vies, la rend crédible en quelque sorte, palpable à l’intérieur de soi, la justifie. Comme si le temps long dévalait d’une source enchantée qui s’agrégeait aux années dans la multitude en facettes des amours et des douleurs, et que ce mouvement avait en soi du sens, malgré tous les désastres.
Écriture le 16/12/22