Jérôme Baschet est un historien, d’abord médiéviste, qui a longtemps travaillé à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales.
Il a étudié l’iconographie médiévale, la civilisation féodale et s’est aussi penché sur l’art roman, à travers une étude des églises d’Auvergne avec quelques collègues.
Les historiens, à la question de la naissance du capitalisme, n’apportent pas de réponse unique, ni même sur sa définition. Le présent livre élargit le champ de vision et d’interrogation au rapport du capitalisme à l’ensemble de l’histoire humaine, comme l’annonce l’introduction :
Le caractère très récent du capitalisme, son absence de nécessité historique, son étrangeté aux devenirs propres de presque tous les peuples du monde, en un mot son exceptionnalité : tout cela n’est pas sans incidence sur notre saisie de l’histoire. Et c’est particulièrement vrai au moment où cette exceptionnalité du capitalisme se manifeste dans toute son ampleur, au point de mettre en péril l’habitabilité de la Terre et de créer un risque existentiel pour l’espèce humaine. → p. 20
Exception du capitalisme ? Dans aucune autre société dans l’histoire, “ l’économie n’avait émergé comme sphère autonome ” → p.21
Feuilletons le livre, à l’aide de citations que nous tenterons d’articuler, sans pour autant en analyser tout le déroulé. L’auteur fait d’abord une analyse fouillée des études déjà réalisées sur le sujet, et de ces grandes divergences d’appréciation de l’histoire du capitalisme. Comparant l’évolution de la Chine et de l’Europe, il situe
dans la seconde moitié du XVIIIe siècle le moment crucial de la rupture avec les sociétés traditionnelles et le grand basculement capitaliste qui en est l’autre face. → p. 50
Et il note, quelques pages plus loin, que c’est le moment aussi
où, pour la première fois dans l’histoire, l’égoïsme est pleinement assumé comme une vertu et devient même, sous l’espèce de la recherche de l’intérêt individuel, la valeur cardinale et le principe recteur du monde social. → p. 55
À partir de la fin du XVIIIe siècle,
le capitalisme impose, à une échelle planétaire inédite, un régime de production, une logique sociale et une norme anthropologique qui n’ont rien de commun avec tout ce qui avait existé jusqu’alors. → p. 64-65
C’est à ce même moment qu’émerge la notion de religion,
comme croyance individuelle librement choisie, qui rompt de manière radicale avec la structuration ecclésiale de la société, jusque-là dominante. → p. 65
Se posent alors les questions du pourquoi et des acteurs. L’auteur s’insurge contre ceux qui laissent
entendre que la formation du capitalisme est l’aboutissement naturel de toute tendance à l’essor productif et commercial. Au contraire, une approche non linéaire de l’histoire devrait plutôt considérer que l’émergence du capitalisme n’est en aucune façon le destin inéluctable des sociétés humaines. → p. 89
Plutôt que de récuser toute spécificité de l’Europe, il conviendrait de rendre compte de la singularité de sa trajectoire, puisqu’il s’agit de la seule “ civilisation ” qui ait imposé sa domination à (presque) toutes les autres. → p. 90
Le constat de l’hégémonie européenne doit certes exclure toute idée de supériorité en valeur, mais la nier serait ne pas affronter la question cruciale “ Pourquoi l’Europe ? ”. Jérôme Baschet détaille ensuite ce qu’il nomme la “ dynamique féodo-ecclésiale ” et l’universalisme chrétien, pour conclure :
Au total, on peut soutenir que l’universalisme chrétien a joué un rôle majeur dans la première expansion de l’Europe et que l’Église a contribué de manière décisive à l’instauration d’une emprise coloniale durable sur le continent américain… → p. 103
Mais l’essor du capitalisme ne s’appuie pas que sur la conquête. L’auteur convoque les travaux éclairants de Philippe Descola sur le passage d’une ontologie analogiste1, qu’on retrouve en Europe au Moyen Âge, au naturalisme qui prévaut à partir du XVIIe siècle. C’est une rupture totale dans la vision du monde :
En effet, dès lors que la Nature est identifiée à la seule dimension matérielle, devenant ce monde physique dont le spirituel s’est entièrement retiré, alors il n’y a plus de place pour une idée de la Création dans laquelle pourrait être déchiffrée l’intention du Créateur ni pour la moindre imbrication du matériel et du spirituel. […] La Nature est ce monde sans Dieu, débarrassé de toute dimension sensible et de toute intervention du spirituel, bientôt offert aux appétits de savoir de la nouvelle science naissante. → p. 111-112
La question cruciale serait de comprendre pourquoi ce changement radical et brutal ne se produit qu’en Europe, ce qui ouvre selon l’auteur à tout un champ de recherches. Il donne toutefois quelques indications : c’est seulement dans l’Occident chrétien latin qu’émerge, à partir du XIIe siècle et de la réforme grégorienne, une “ Église dissociée du pouvoir politique ”, ce qui n’est pas le cas à Byzance ni dans le monde islamique.
Le livre revient alors sur ce qu’il faut entendre par capital et capitalisme :
On qualifiera de capital, au sens élémentaire du terme, une somme d’argent investie en vue d’obtenir davantage d’argent. […] Mais cela ne suffit en aucun cas pour parler de capitalisme, entendu comme mode de production, comme ensemble de rapports rendant possible l’activité productive… → p. 140
Et donc, bien des sociétés non capitalistes ont réalisé des activités impliquant du capital. Mais :
Entre l’essor des activités du capital dans les sociétés non capitalistes et l’affirmation du capitalisme proprement dit, il y a un saut considérable, qui ne procède d’aucune nécessité et qui exige l’entrée en scène d’autres facteurs que le seul développement de ces activités. → p. 171
Parmi ces facteurs, Jérôme Baschet pointe la conjonction de l’industrialisation et de l’emprise coloniale que l’Occident développe au XIXe siècle. Ainsi a-t-on pu dépasser des limites jusque-là infranchies,
donnant lieu pendant deux siècles à des cycles de croissance d’une ampleur inédite, soutenu par la fiction d’une accumulation potentiellement illimitée. → p. 172
Au total, un livre stimulant, où l’approche historique offre au temps présent et à nos consciences de quoi se nourrir et réfléchir.
1 L’analogisme prend acte de la segmentation générale des composantes du monde, mais nourrit l’espoir de tisser tous ces éléments entre eux, pour rendre une apparence de continuité. La ressemblance dans ce tissage est le moyen espéré de rendre le monde intelligible et supportable. Voir Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Folio, 2005, p. 351 sq.
Jérôme Baschet, Quand commence le capitalisme ? • De la société féodale au monde de l’Économie, Crise & Critique, 2024
Écriture le 22/08/24