Au début, nous allons chercher le lait à l’écurie, juste à côté. Quelques bêtes, juste pour le lait. Puis Charlotte et Raymond prennent retraite. Alors on va à l’autre bout du village, quelques années.
Trois familles actives de paysans au début, puis plus rien. Leurs enfants sont partis en ville, Paris, Nantes, Bordeaux… Nous faisons figures étranges, nous qui venons de la ville. “ Avec tous vos diplômes, venir s’enterrer ici !... ” Nous côtoyons la sagesse : vieilles personnes qui ont vécu dans cette terre depuis l’enfance et que nous allons voir mourir une à une, chacune emportant son histoire avec le paysage, avec les autres au milieu des jardins, avec les querelles et les bienfaits du voisinage. On se dit que d’ici quelque temps, le village sera presque désert, que les ruines et les ronces gagneront, que le téléphone qu’on vient enfin d’installer dans toutes les maisons à force de poteaux ne servira plus.
Les terres alentours sont maintenant exploitées par ceux d’autres villages, de grands champs d’orge et de blé qui frissonnent au printemps. Le regard porte loin, maintenant que les haies et palisses ont été arrachées avec le remembrement. L’année de notre arrivée ici, de hauts tas végétaux, arbres et racines, se sont consumés des mois durant. Élie nous disait : “ Ceux qui ont fait ça avaient des primes, au nombre de kilomètres de haies détruites ”. Il fallait faire place nette, gagner en rentabilité, en temps de travail. Moins nombreux, mais plus efficaces.
Mais d’autres du monde d’ailleurs reviennent ici greffer leur vie. Georgette et Georges, du pays nantais, pour leur retraite, plus tard suivis de François leur fils revenu de sa vie parisienne, Marie-Madeleine et Pierre, rentrant de Côte d’Ivoire. Puis viendra la vague des Anglais, qui achètent et restaurent avec minutie des maisons qu’ils occupent par intermittence, comme un signe long du temps : ces terres d’Aquitaine furent anglaises du temps d’Aliénor.
Des années encore, on entretient à grand peine les chemins et les routes, on est privé longtemps du téléphone mobile, la population de la commune décroît encore. Puis d’autres résidences secondaires, Allemands, Hollandais, les vieilles pierres des Charentes tiennent et accueillent, “ ce village, c’est l’Europe maintenant... ” Et puis enfin, une vague encore, ceux de France qui cherchent l’air des campagnes. Certains, qui trouvent ici à vivre, Marie-Laure l’institutrice et Kevin le facteur, Denis le musicien et Catherine assoiffée de jardin, Aurélien le funambule, qui s’entraîne le soir sur son fil, debout puis couché, buvant le vent. D’autres, qui viennent du Nord, du Centre, qui fuient le monde trop animé, inanimé des villes.
En cinquante ans, des exodes, des exils, une communauté défaite, et des tissages hybrides qui renaissent. Des enfants à nouveau, qui crient dans l’espace, montent aux arbres, jouent à la balle, aux indiens. Les mouvements précaires des vies qui s’arriment tant bien que mal à la terre qui s’échauffe, qui inquiète pour les ans à venir. Qui s’arriment entre elles aussi, vivant dans l’hétéroclite, recousu sans cesse. À mots feutrés, à gestes modestes, retrouvés.
De 1970 à 2020
Écriture en septembre 2021