Son corps s’est un peu replié avec le temps, elle a passé le siècle maintenant mais elle marche “ encore sans canne dans la maison ”, et d’elle émane l’extrême bienveillance de celles et ceux qui ont nourri si longtemps le temps des vies.
Son visage est comme empreint toujours d’un sourire, comme si vivre c’était cela, sourire au monde, tisser des grains de lumière que le visage distribue à ceux qui viennent.
De la petite cour carrée, bordée de bâtiments qui ne servent plus depuis des années déjà, on est entrés dans la cuisine, le journal est sur la table qu’elle lit chaque jour dans l’attention aux événements, la grande horloge ancienne est arrêtée comme si le temps n’avait plus d’importance. Dans l’air, c’est comme l’apaisement des vies, les meubles simples sont là depuis toujours, on s’assied autour de la grande table et c’est comme une permanence, un repos, le calme de l’essentiel, le moment d’être ensemble. Sans trop savoir ce que cela veut dire, être ensemble, et tout ce temps vécu.
On est venus quêter dans sa mémoire, chercher des repères dans la vie d’avant, il y a plus de quatre-vingt cinq ans, quand elle était déjà jeune fille, quand le village était plus peuplé, qu’il y avait des boutiques et des commerces à profusion. On lui montre le programme retrouvé d’une fête de ce temps-là, avec plusieurs pages de réclames comme ont dit alors, qui listent justement tous ces commerces, des épiceries au maréchal-ferrant, de l’Auberge du Cheval Blanc - “ c’est là que descendaient les conducteurs de diligences ” - au marchand de cycles, à la pharmacie, à la perception… On lui demande où se trouvait chacun de ces commerces : elle a la répartie vive, elle les situe, chacun, l’un après l’autre, elle fait des gestes avec ses bras comme pour désigner le lieu exact en rapport avec le voisinage, les noms des rues, trop récents, sont de peu d’aide.
Elle vit ses souvenirs comme des images dont elle fait devant nous une guirlande, avec le bonheur gourmand de la nostalgie, elle dit qui a remplacé qui dans ces lieux dont certains n’existent plus. Et ce qui naît peu à peu, c’est l’intensité du temps d’un village, son épaisseur, ses couches multiples, pour certaines épuisées – le vétérinaire en allé, comme la perception et le notaire, pour certaines vivantes encore – l’épicerie de Margot, la pharmacie… On ne peut s’empêcher de penser au pourquoi de cet épuisement dans le temps long, mais on n’en parle pas, de peur de rompre le charme de la vieille dame dont l’énergie révèle à profusion ces images.
Sa fille, qui passe tous les jours un peu la voir, va chercher la galette saintongeaise qu’elles ont préparée - “ c’est la recette de la tante... ”. On partage le gâteau, douceur d’un temps paisible, comme au-delà de nous-mêmes. On se salue, on remercie - “ je ne vous vois pas très souvent, dit-elle en souriant ”. Elle est debout sur le seuil - “ je mange bien et je dors bien, alors... ” Je vois ses bras ridés qui dessinent encore dans l’air comme la chanson des temps d’autrefois, et cette présence de la vieillesse heureuse, qui nous éclaire soudain comme l’évidence et son mystère.
Écriture le 25/06/22