C'est le matin, et comme si souvent en Toscane, la ville est calme, nous allons d'un site à l'autre dans la profusion des édifices, et des images en eux.
C'est comme le bonheur, des nourritures pour cheminer en soi ou des couleurs ou des lumières mêlées. On marche dans l'enchantement des rues, la ville est légère, accordée au soleil fraîchement levé. Bientôt une petite place, quelques arbres, des gravillons, et l'église à la façade romane de San Domenico. Campanile asymétrique, tout petit porche, on entre.
La clarté dans la nef, une impression de nudité malgré les fresques, et dans l'instant, au fond, devant l'autel, l'imposante croix suspendue dans l'espace comme souvent dans la région, qui naît à peine de l'ombre, dans le contre-jour du chevet. On ne sait jamais ce qui émerge de l'image quand les yeux qui s’accommodent à la lumière la perçoivent d'abord, on ne sait jamais comment se fait l'approche du regard.
L'image est là, soudain, présence qui vous emplit. Sans qu'on décèle ce qui vraiment vous prend, vous emmène, sans qu'on suppose même un chemin. L'image est là, ce grand corps élégant, ondulant dans la mort, cloué sur la croix, qui vous happe. On a vu, ces jours, des dizaines de crucifixions, rien n'est nouveau dans la scène et parfois l'on passe, attentifs, dans une sorte de courtoisie polie, et rien n'arrête dans l'image le mouvement des corps. Mais là, la présence, inexpliquée, devant laquelle tout soi-même se rive.
C'est un corps d'homme que l'on voit d'abord, aux muscles encore si gonflés du vivant. Et l’œil remonte au visage reposant sur l'épaule, regard éteint, courbes des traits fermés dans l'indécision, repos ou mort. De ces traits, la douleur qui sourd, qui court du visage vers le tronc, vers les membres. Et tout auprès les boucles paisibles des cheveux comme la mémoire de la vie en allée. On s'approche, on scrute au plus près dans l'agrandi de l'image la masse des chairs, on voit les striures si fines des coups de pinceaux qui créent les reliefs et les ombres, qui font gonfler les formes leur donnant une précarité fluide, comme une affirmation de l'essentiel qu'un simple souffle pourrait éteindre.
La puissance de l'image vous traverse, et c'est comme une éternité qui vous laisse vite au bord de vous-même. L’œil se raccroche alors à ce qui reste dans l'image à découvrir encore : cet arrière-plan aux motifs comme une étoffe ouvragée dans la rigueur d'une répétition inépuisable, et ces tableautins qui terminent la croix, la Vierge en douleur à gauche, l'Éternel qui bénit en haut et saint Jean à droite - la douleur de l'humanité dans la mort aux prises avec l'éternité. Là aussi, nous cherchons le détail, le contraste entre la douceur infinie des regards et des peaux offerts au continu de la lumière, et les structures affirmées des vêtements, fragmentés, hachurés presque. L’œil s'accroche à des parcours multiples dans l'image, il voudrait la résoudre, la circonscrire, empêcher qu'elle submerge, soi et monde.
Cette œuvre est la plus ancienne qui nous soit parvenue de Cimabue, vers 1265. Cimabue, dont Fillipo Villani, un chroniqueur florentin écrit à la fin du XIVe siècle qu'il a, le premier, "rappelé l'art de la peinture à la ressemblance de la nature", est pétri de la manière grecque de peindre comme on dit alors, c'est-à-dire byzantine, manière étroitement centrée sur l'art de l'icône. Il va mettre en question ce modèle, libérer l'image d'une sorte de sécheresse, y introduire l'expression d'une humanité sensible. L'image est là, désormais, offrant le mystère et le tragique de ce qu'elle révèle, offrant ce qu'on ne peut nommer vraiment.
En septembre 2014
Écriture 5 mai 2022
Source bibliographique : Luciano Bellosi, Cimabue, Actes Sud / Motta, 1998, notamment p. 39-45