C’est de l’autre côté du fleuve, dans ce quartier de la Nouvelle Joulfa, où les Arméniens s’installent après leur exil voulu par le Shâh Abbas Ier.
Si ce n’était une petite croix au sommet de la coupole, on prendrait cet édifice, dehors, pour une mosquée. Dans la cour, les hauts pins font l’ombre bienfaisante. Aux murs, des glaçures discrètes comme décor. Cette église cathédrale se fond dans l’ambiance d’ici.
Elle est bâtie au milieu du XVIIe siècle, quand les Arméniens prennent racines à Isfahan et se mettent à travailler au service du Shâh. C’est aujourd’hui le siège du diocèse, huit mille Arméniens vivent encore dans la ville où il reste douze églises. Celle-ci est la plus emblématique. Coupole et sobriété à l’iranienne à l’extérieur, mais quand on entre, c’est une époustouflante profusion d’images dont toutes les parois sont couvertes. Comme si, en son sein, l’Arménie basculait vers le versant occidental des images, dans un contraste saisissant avec le voisinage de l’Islam. Geste de revanche ou geste d’affirmation de soi ? Scènes bibliques et évangéliques, Jugement Dernier, épisodes de la vie de Grégoire l’Illuminateur le fondateur de l’Arménie chrétienne… on a l’impression que tout y passe, pour remplir l’édifice d’une parole toujours plus imagée.
On ne sait pas qui a peint ces images. Il s’en dégage une ambiance un peu simple, presque naïve, comme dans cette scène où Jésus chasse les marchands du Temple – n’oublions pas que les Arméniens sont d’abord des commerçants. Certains pensent que ce sont des peintres de l’école italo-flamande qui sont venus œuvrer ici en cette seconde moitié du XVIIe siècle. Certaines scènes du Jugement Dernier en tout cas semblent s’inspirer de Jérôme Bosch. D’un coup, l’histoire de l’art en plein cœur de l’Islam, et ce que cela révèle des cultures, des traditions qui ne se mélangent qu’à peine, et aussi de cette étrange tolérance des souverains Safavides que l’histoire a préservée.
Mais finalement, cette affirmation des images, qui apparaît comme presque outrancière, n’est pas ce qui révèle le mieux l’âme arménienne, elle qui a su se tenir toujours à quelque distance de l’image. À côté de l’église, un bâtiment abrite un petit musée arménien. Il y a là des objets liturgiques, des costumes, des informations sur le génocide, mais surtout une collection de manuscrits enluminés apportés pour certains de Joulfa lors de la déportation, et pour d’autres créés ici, à Isfahan. On retrouve là les éclairs de génie de la quête spirituelle arménienne. Nous passons lentement devant tous les évangéliaires et bréviaires présentés, fascinés par la fraîcheur communicative de ces miniatures, comme ce lavement des pieds, qu’on peut sans erreur attribuer au grand miniaturiste Tzerun, tant son style est unique. L’évangéliaire dont il est extrait date de 1391, et fut amené là, à Isfahan, lors de l’exil et conservé ensuite comme un fragment essentiel de la mémoire commune. Heureux peuple qui dans ses épreuves les plus dures continue de dire son âme à la face du monde…
Plus tard, le soir, nous marchons le long de la rivière, goûtant l’enchantement d’Isfahan, ses espaces et ses jardins. Un vieil homme en vélo s’arrête sur le pont, nous aborde et nous demande si nous avons vu la “ Church Vank ”. “ Oui, nous y avons passé l’après-midi ”. Il nous sourit, heureux, au bord des larmes.
En 2015
Écriture le 03/08/22