Coiffe de deuil
Mazières sur Béronne
Saintongeoise
Détail de la coiffe
Visage
San Juan de la Pena (Aragon, Espagne)
Détail d'une robe, ikat chaîne
Urgut, Ouzbékistan
Hinggi kombu, l'arbre à crânes, ikat chaîne
Kaliuda, Sumba, Indonésie
Détail d'un khatchkar
Gochavank (Arménie)
Fresques de l'abside
Kobayr (Arménie)
Nous tentons...
Poème (Rémy Prin)
Carré du marais
St-Hilaire la Palud
Les églises du monastère
Noravank d'Amaghou (Arménie)
Motif à l'araignée, ikat trame
Okinawa, Japon
Pua kumbu, ikat chaîne
Iban, Sarawak, Malaisie
Il n'y a jamais...
Poème (Rémy Prin)
Détail d'un sarong, ikat chaîne
Sikka, Flores, Indonésie
Voussure du portail
Foussais
Tissu de flammé, ikat trame
Charentes, France
Panneau de soie, ikat chaîne
Boukhara, Ouzbékistan
Bestiaire au portail sud
Aulnay

Ce qui a duré
dans la mémoire des hommes,
ce qui fait culture,
paysages de la terre
ou pays de l'esprit,
ce qui peuple le voyage,
les vies, la plénitude,
le patrimoine, ce n'est rien
que ce lien fragile
de ce que nous sommes
à ce que nous devenons.

Amie, c’est la guerre

C’est un livre épais, près de 1400 pages en caractères serrés. C’est un livre admirable qui révèle, à mesure des longues heures de lecture, ce que peuvent les mots modestes, et ce que l’écriture peut avoir de fertile, à son insu parfois.

C’est une femme et un homme qui s’écrivent, de 1914 à 1919, près de 1500 lettres conservées, lui est à la guerre qui va de front en front, elle aux champs, à la maison, avec ses deux filles et ses beaux-parents. Lui et elle tiennent grâce à ces mots qu’ils s’échangent, grâce à ce geste d’écrire qui les relie, eux, très modestes paysans des confins de la Saintonge et du Poitou. Et cela tresse un portrait d’une rare humanité, d’eux-mêmes, du temps qu’ils vivent, des territoires qu’ils parcourent, et de ce malheur absolu de la guerre. La famille conserve la plupart des lettres, des années, un siècle, avant qu’un arrière petit-fils, Marc Botlan, les publie aujourd’hui, assorties d’une mise en contexte et d’une analyse introductive très éclairante, qui rend plus passionnante encore cette plongée dans le temps long des phrases suscitées par la guerre.


Théonie Broussard est née à Contré, à deux pas d’où j’écris aujourd’hui, village de Charente-Inférieure d’alors 250 habitants, en 1883. Elle se marie en 1904 avec Henri Arnaud, de trois ans son aîné, qui vit à Paizay le Chapt, en Deux-Sèvres, 600 habitants alors, à 13 Kms au nord de Contré, de l’autre côté de la forêt d’Aulnay. Henri travaille la terre avec son père sur une propriété d’à peine huit hectares, et Théonie dispose à Contré de six hectares, après la mort de son père.
Leur histoire d’amour commence ou presque par l’écriture. Une des premières lettres du livre (1903) commence ainsi, sous la plume de Henri :

Mademoiselle,
Vous me trouverez peut-être un peu osé de prendre sur moi la liberté de vous écrire sans autorisation aucune.


Et plus avant dans la lettre :

Si dans mon cœur existent ces divers sentiments que l’on appelle amour, je n’ai pas la prétention ni la fatuité de croire qu’il en soit ainsi de vous. Peut-être le vôtre a-t-il parlé déjà. Si non, ne me repoussez pas, permettes-moi1 de vous revoir et de vous faire ma cour.


On devine déjà le respect et l’attention portée à la langue, que l’école leur a transmis. On l’évalue mieux encore à la fin des lettres en décembre 1918, quand Théonie envoie à Henri des vers qu’elle a écrits :

...Avoir laissé nos cœurs s’entr’ouvrir à l’amour,
Et senti dans nos mains trembler la main d’un homme,
Avoir de longues nuits, attendre le retour
De celui que sans cesse, ardemment, l’âme nomme.
L’avoir dans son foyer ! Avoir connu des nuits
Plus brèves que les jours, et s’être tout entière
Et follement donnée en ignorant les bruits
Qui clament avec bonheur que tout n’est que poussière.


Pour eux deux, le bonheur de s’écrire est un refuge intime, une manière de transcender le malheur et l’absence. Pour le lecteur d’aujourd’hui, c’est une immersion dans un temps indéfini, pas de grand récit, juste la répétition jour à jour des “ petits ” événements que chacun vit, mais avec une sorte d’atroce confrontation : d’un côté les saisons de la terre et du village où l’on travaille jusqu’à l’épuisement pour la survie de la famille, de l’autre la cruauté nue de la guerre aux tranchées.


Impossible évidemment de résumer ce livre : c’est son fourmillement même, comme à l’infini, qui offre de grands pans d’émotion, mais aussi décrit comme un scintillement les jours qui passent et ce qui se passe dans les jours. Quelques extraits, pour situer, pour faire éclore le désir de lire.


• Machines à tuer

Je t’assure que cela nous a donné un rude coup de te savoir occupé a ces maudites machines a tuer. Vrai, je regrette que tu ne sois pas resté où tu étais car là, du moins, tu n’étais pas si en danger. Où est-il le temps, ami, où je disais : “ Henri n’est pas capable de tuer un moineau. ” Et aujourd’hui on n’entend parler que de massacres a des gens bons et doux. Ah ! Je la maudis, cette guerre, et je pleure souvent, va, surtout quand je rentre dans la chambre vide, pour combien de temps, hélas ! (Théonie, 27 août 1914)


• Se déplacer. Les parents de Henri sont allés à Contré faire la vendange…

Ils sont restés plus de 7 heures en route par suite d’un accident. Le cheval a eu peur d’un arbre, un peu passé Cure Gousset. Il s’est mis à piétiner et est allé s’abattre sur la jetée. Un des brancards s’est enfoncé dans la terre. Si le cable avait coupé, la cuve toute pleine de raisins allait rouler sur ton père et le cheval. Ton père a réussi à descendre, il est allé attraper ta mère qui était juchée à l’arrière de la charrette et tous deux sont allés dégager le cheval qui n’avait pas de mal non plus. Il [leur] a fallu retourner à Contré chercher la charrette à Michaud et une cuve pour transvaser la vendange. (Théonie, 8 octobre 1914)


Parfois, le chemin entre les deux villages se fait à pied. Et parfois en train, car depuis 1896, une ligne de chemin de fer relie Saint-Saviol dans la Vienne à Saint-Jean d’Angély, avec halte dans presque tous les petits villages. Saint-Jean est à 35 Kms et Théonie offre un voyage à ses deux filles :

je profite de ces rares instants d’acalmie dans mes constantes inquiétudes pour faire faire un petit voyage a nos filles. J’ai envie de les conduire à Saint-Jean lundi. Les pauvres petites n’ont jamais sorti et s’en font une vraie joie. (Théonie, 20 juin 1918)


• Faut-il brûler les lettres ? Les lettres que reçoit Henri finissent par faire du volume…

Aussi, ami, suis mon conseil : un jour où tu auras trop froid, fais flamber tout le paquet et, de là où j’ai mis tout mon cœur, tout mon amour, il te viendra une minute de chaleur. Sacrifies les, ainsi elles ne te manqueront pas. Souvent, presque chaque jour, je t’enverrai de nos nouvelles à tous, et toutes mes tendresses. (Théonie, 24 décembre 1914)


Finalement, Henri va renvoyer ces lettres de Théonie à Paizay le Chapt, où elles sont conservées avec les siennes.


• Parler malgré tout

On nous a défendu absolument de leur causer, mais avec le régiment a côté de nous ainsi qu’avec celui que nous avons remplacé, toutes les nuits les sentinelles et les petits postes échangent quelques mots. Un coup de sifflet spécial d’un côté, les Bôches répondent puis commencent une conversation. (Henri, 21 avril 1915)


• L’alliance et la nouvelle bague. Théonie a 32 ans le 5 août 1915…

c’est avec un véritable plaisir que j’ai reçu ton cadeau. Je le porte à la main droite, et quand je mets mes deux mains l’une près de l’autre, je ne sais laquelle j’aime le mieux. A la gauche brille l’anneau d’or, gage de promesses sacrées, tenues de part et d’autre, que tu me remis voici plus de onze ans ; a la droite, cette petite bague d’aluminium, tirée d’une matière qui tue. L’engin destructif s’est brisé et, de ses morceaux, on fait un bijou qui parle d’amour a la femme aimée qui attend. Elle m’est légère au doigt. Souvent je la porte à ma bouche et mes lèvres cherchent l’endroit où les tiennes se sont posées.
Te dirai-je, adoré ? Je suis aussi fière de ma bague de guerre que je le fus autrefois de l’alliance qui, du jour au lendemain, faisait de moi une femme. Elle me prouve que, pour toi, je suis toujours la femme aimée malgré le temps, et que notre amour durera toujours. (Théonie, 6 août 1915)


• La science

Pas besoin d’être savant si la science est la destruction de l’humanité. Si personne n’avait inventé la poudre, les 420 n’existeraient pas. Toutes les facultés des pays civilisés se rendent vers un seul but : créer le nécessaire pour alimenter la tuerie. (Théonie, 1er août 1916)


• Sorti de l’enfer

Cela fait pourtant plaisir quand on voit la vie, c’est a dire le mouvement, le va-et-vient. Ce n’est plus la guerre et pourtant c’est [juste] a quelques kilomètres du front. On est même tout “ je ne sais comment ” ici. Une balle passe, ou un obus siffle ; cela ne te fous rien, mais va dans un milieu où il n’y a que gaîté ou “ insouciance ”, peut-être même indifférence, tu es tout dépaysé. On se dit : “ Comment ? La guerre est finie ? A-t-elle même existé ? ” On est tenté de le croire, puisque nous-mêmes, après quelques jours sortis de la fournaise, ou encore étant en permission on ne raconte rien. C’est que cela est trop terrible et que, pour nous, une fois sorti de cet enfer, après quelques jours d’accalmie, on a peine à y croire et que, rendu chez soi, on se demande si c’est rêve ou réalité. (Henri, 23 octobre 2016)


• Le travail de Théonie

Faudra-t-il toujours vivre séparés ? Ce soir je suis très fatiguée. Je t’ai dit que j’avais fait labourer les Routes. Pour herser il fallait attendre un peu. Quatre jours se sont écoulés, le guéret était sec mais le temps avait envie de se mettre à la pluie. J’ai cherché un journalier, rien. Alors j’ai hersé moi-même en tous sens, et ce soir j’ai ramassé les chiendents avec une fourche. Je crois bien qu’il y en a trois tombereaux ! (Théonie, 2 février 1918)


Bien d’autres sujets traversent ces lettres, la censure, ceux de l’arrière qui profitent, la vie des filles à l’école, les rares permissions, les nouvelles machines agricoles, et les mentions enveloppées de silence des épisodes de guerre les plus durs… Il faut lire cela, à la fois livre d’histoire et d’amour, miroir précis de ce coin de terre, qui regorge de valeurs vécues républicaines. On n’aura pas de mal à saisir l’écart vertigineux avec nos compromissions d’aujourd’hui.

1 Toutes les citations du livre transcrivent l’orthographe des lettres où les fautes (rares pour Théonie et Henri) ont été laissées à dessein.


Amie, c’est la guerre
Correspondance de guerre de Théonie et Henri Arnaud (1914-1919)
édition présentée et commentée par Marc Botlan
Presses Universitaires de Rennes, 2020, 39 €.

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