“ On prend la route de la steppe ”, dit Lela notre guide, avec son air un peu triste et ses grands sursauts de lumière. Au fur et à mesure qu’on s’éloigne de la capitale, les villages et leurs habitations semblent se décomposer.
Tout se dénude, tout s’amplifie du paysage, on ne rencontre plus que du bétail, quelques cavaliers, des fleurs violettes en vagues au vent. La route encore, puis la piste. Quelques maisons autour de ce premier monastère encore vivant – quelques moines y résident toujours.
On monte le sentier, chaleur, les montagnes vastes, l’ocre rouge. On monte longtemps, à flanc raide. Les livres parlent de “ bout du monde ”, des “ confins du monde chrétien ”. On suit bientôt un ancien rail qui permettait de porter les matériaux tout au long de cette falaise trouée de tant de grottes, autrefois aménagées, décorées par les moines. Nous sommes en Géorgie, tout près de la frontière de l’Azerbaïdjan qui s’est accaparé une partie de ces monastères hallucinants, nichés dans ces montagnes hautes, et qui semblent surplomber toute la terre. C’est David, un des pères saints de Syrie dit-on, qui est venu là au VIe siècle, dégoûté de la capitale Tbilissi, de ses ragots – une prostituée y répandait la rumeur qu’elle portait un enfant de lui… David, avec ses disciples, monté vers cette steppe reculée, vers ce désert, et qui fonde une vingtaine de monastères, en haut de ces montagnes, face à l’Orient.
Lieu de violences, de ravages, l’effroyable banalité de l’humanité, les Seldjoukides, les Mongols, Tamerlan viennent et détruisent, et le Shâh Abbas de Perse qui en 1615 fait tuer six mille moines et brûler tous les manuscrits. Ils se sont relevés mais à peine, ces moines ont perpétué une faible présence, jusqu’à ce que les Soviétiques transforment ce lieu en champ de tir.
Dans le flanc de la montagne, les grottes quasiment toutes ornées de fresques du XIe au XIIIe siècles. On les regarde, et ce sont des visions blessées de ce qu’on a détruit, des graffitis creusés au couteau dans l’enduit, des visages défigurés. La puissance extrême d’un lieu de mémoire des images, et l’absurdité des violences de l’histoire. Le mal humain au cœur de nous.
Mais l’admirable insiste, le regard délaisse l’horreur, il voit le réfectoire des moines élaboré dans la pierre, il voit la fresque de la Cène au mur, ce qui célèbre la communauté, les retrouvailles entre les hommes, l’affirmation malgré tout du partage.
Tout au bout du sentier, tout en haut, la chapelle de la Rédemption, en hommage aux six mille martyrs, offerte au vent, à peine une abside maçonnée de grosses pierres. La frontière est à deux cents mètres. On voit deux soldats azéris, les autres monastères sont de l’autre côté, on ne peut y aller. Stupidité des frontières fermées. Trois soldats géorgiens arrivent, kalachnikov en bandoulière, bouteille d’eau à la main. Ils s’assoient à l’ombre de la chapelle. “ Salam Aleikoum ” crient-ils d’une voix forte à l’adresse des azéris… On regarde le paysage des infinis, le corps est au-delà des brumes, des kilomètres d’horizon. On ne sait plus ce qui nous porte.
En 2013
Écriture le 24/03/23