La Svanétie est une terre à part, nichée au pied du Grand Caucase, dans la partie ouest de la Géorgie.
Terre de résistance à tous les envahisseurs, terre de sauvegarde de cette ethnie svane très ancienne qui la peuple, terre de patrimoine où les hautes tours des villages percent la brume comme une affirmation de l’indicible, où les églises sont comme semées à la volée, choyées par les habitants, couvertes de fresques aux styles multiples et qui renferment des icônes vieilles de plus de dix siècles.
Si le pays commence dans la verdure végétale, il se termine vers Ushguli par un village encore enneigé l’été, à plus de deux mille mètres d’altitude. Difficile en un article de donner à voir ce territoire, autrement que par quelques images un peu à la volée elles aussi. On a fait ce périple à partir de Mestia, la petite ville encore facile d’accès. Nous logions chez une femme qui travaillait au superbe petit musée de la ville. “ Comme j’aimerais aller avec vous ! ” À défaut, elle nous a trouvé un chauffeur étrange qui, en plus d’être un expert du 4 x 4, s’occupe du patrimoine, de faire des relevés dessinés des fresques avec grande précision. Il a le visage sévère et sérieux. Lela nous accompagne aussi, pour la traduction.
Comme à Mulakhi, le scénario sera partout le même : l’église est fermée, le chauffeur nous dépose, il va chercher le prêtre qui arrive après un moment, comme ici cheveux blancs et calotte noire, nous bénit jovialement, dit qu’il aime la France, et nous présente en détail toutes les scènes des fresques et les icônes. On s’imbibe des paroles, on tente de comprendre, de situer. Dehors, les trouées de lumière sur les immenses versants, entre les nuages. La magie des très vieilles images au cœur des hautes montagnes, grandeur contre grandeur.
Le territoire est organisé en petites communautés, qui peuvent regrouper plusieurs villages. Ainsi, tout en haut, Ushguli, qui possède son église Lamaria du Xe siècle (la Mère de Dieu en svane), est relié au village en-dessous, Murkmeli, avec son église du Sauveur et des fresques des XIe-XIIe siècles. D’autres églises sont isolées, perdues dans la montagne, parfois à deux heures de marche, et nous ne pourrons pas toutes les voir.
Cette profusion des trésors arrimés à ces maigres villages m’impressionne, d’autant qu’il y a toujours quelqu’un pour ouvrir, pour dévoiler, pour expliquer. À Lagurka, il nous faut monter dans la montagne durant presque une heure, sentier raide, cœur qui cogne dans la suée. Quand on arrive, des gens sont déjà là, notre chauffeur les a prévenus hier que nous venions ce matin. Rituel des scènes qu’on découvre, des visages qu’on identifie avec Lela, comme ce saint Jean que le peintre Tevdore a signé en 1111.
On s’imprègne de ces fresques, de ce qui se dissout lentement, de l’érosion qui fait son œuvre, des couches qui résistent. Les Svanes sont fiers de leurs trésors, mais c’est une fierté simple qui se confronte à l’immense, à l’âpreté de leur pays. Il y a ces icônes sur bois ou en métal repoussé, dont certains remontent avant le Xe siècle et qu’on nous sort de meubles mal fermés, avec ferveur. Sensation que tous connaissent leur mémoire comme un fleuve dont ils s’abreuvent et qu’ils partagent modestement. Sensation aussi que cette parole les fait vivre. Et nous avec eux, par scintillement.
Comme toujours, en ces moments de grâce, le voyage abolit le temps, l’espace, nous voici ailleurs, portés profondément par les images et les pierres, transfigurés comme des enfants. Quand on pique-nique le midi, notre chauffeur, lui qui travaille à la restauration de ces lieux et qui nous montrera tout à l’heure longuement ses croquis des fresques, a trouvé sur la pente des fraises sauvages, toute une poignée, qu’il fait glisser de sa forte paume vers la tienne, si fine.
En 2013
Écriture le 12/06/23