Je rouvre ce livre de Michel Deguy, Poèmes de la Presqu’île, publié il y a soixante ans, mais que j’avais acheté le 2 septembre 1970, à Nantes – c’est noté sur la page d’entrée.
Je ne me souviens plus de la librairie, sans doute Beaufreton, au cœur du Passage Pommeraye, et qui n’existe plus. On s’y promenait longtemps dans les recoins, à la recherche d’on ne sait quoi d’essentiel, comme toujours avec les livres. Et pourquoi celui-ci ? La presqu’île de Rhuys, à laquelle il faisait référence, faisait fragment dans ma mémoire. J’avais souvenir d’elle, de pans de murs en dialogue avec la lumière et la mer, d’une terre dénudée, presque déserte, mais ces images morcelées qui remontaient très loin dans l’enfance, n’avaient rien d’assuré. Étais-je seulement venu là ? Ou n’étaient-ce pas plutôt des bribes de récits qui revenaient de mes écoutes, le soir, de Radio-Bretagne où, penché contre le grand poste, je m’inventais des nouveaux mondes ?
Je me souviens avoir aimé ces poèmes, dont un ensemble était nommé L’enclos de Rhuys. Rhuys n’est pas un enclos, seulement une presqu’île – on y entre et en sort librement. Et pourtant, entre le golfe et l’océan, à s’en aller vers Arzon, combien de fois ai-je ressenti que le paysage doucement se refermait sur lui-même, prenait place en moi comme une mouvance incertaine et puissante ? Les textes de l’enclos de Rhuys déclinent cela, dans l’incandescence du poème.
Car le poème ne dit rien vraiment, il reste incompréhensible, il change entièrement le cadre du langage, il puise en lui, en son tréfonds. Et le tréfonds de la langue découvre autrement l’homme et l’univers :
“ Quel goût pour ajouter à ce monde plein la moindre chose ? ” → p. 16
Et trois lignes plus bas :
“ Le dos au mur des genêts, la face vers le marécage : impasse ”
Le poème cherche dans la langue des éclairs pour, un bref instant, voir mieux ce qui s’agrège entre l’homme et la terre qu’il parcourt. Et l’éclair peut embraser de quelques mots tout paysage, et faire se lever tous les rêves, toutes les histoires :
“ Le vent là-bas !
Un vent qui tente la racine, inventant à l’aveugle l’espace !
Passant le souffle érige les oreilles
Il plante au sol l’arbre de ma stupeur et va se ruer sous l’essieu de la nuit. ” → p. 18
Écrire le poème, c’est traduire des lucioles en soi, incertaines, en fragments de paroles arrimés aux territoires, et ces images dans l’incertitude empruntent des voies parfois modestes, si simples qu’on voit bien que ce qu’elles disent les dépasse, les rend totalement autre que leur première rumeur :
“ Ce que la houle entonnait du plus loin
Le vent le transmettait bien plus loin que la grève
Les pins c’était la mer allée avec le vent... ” → p. 21
On se dit que c’est la musique, le chant des mots l’un avec l’autre qui tend ainsi la voile vers l’ailleurs, sans qu’on sache où cela mène, mais le lieu soudain s’incarne, il devient entre le sens des mots et leur musique comme une autre réalité plus dense que son origine, plus agrandie.
“ Ici l’océan même a cessé, qui divisait toujours en deux le cercle de la vue. La croix barre les troncs ; tout est bâti en pierres de chapelle. La Bretagne redouble, couleur de schiste. ” → p. 33
Ce que décrit le poème reste insaisissable. Car rien n’est à sa place dans l’ordonnancement de ses mots, si ce n’est cette quête en eux partout en latence de l’humanité aux prises avec sa finitude :
“ Le corps assez profond, assez engagé, assez coincé dans l’être pour que le cœur y soit serré, que les larmes y prennent naissance. ” → p. 49
Ce qui fait culture est cette quête, par les échos qu’elle donne, et ces vastes espaces de la terre qu’elle fait respirer, où l’on retrouve les liens de soi en elle, dans l’incessance du vivant, malgré tout :
“ Poème au bruit de main lasse sur la vitre obstinée. ” → p. 46
Sans doute ce livre a-t-il fait dépôt dans ma mémoire d’alluvions imaginaires, qui ont peut-être contribué à ce que nous venions habiter cette terre un temps de notre vie. Habiter, dialoguer avec d’infimes traces qui feront la douceur de l’amour perpétué,
“ Cette folle croyance : qu’ici, lové dans la matrice du monde, attentif, il pourra naître ; que cela va sourdre ; et que la vérité en mots simples viendra. ” → p. 136
Michel Deguy, Poèmes de la Presqu’île, Gallimard, 1961.
Écriture 15/12/2021