Il n'y a jamais...
Poème (Rémy Prin)
Pua kumbu, ikat chaîne
Iban, Sarawak, Malaisie
Détail d'un sarong, ikat chaîne
Sikka, Flores, Indonésie
Fresques de l'abside
Kobayr (Arménie)
Nous tentons...
Poème (Rémy Prin)
Détail d'un khatchkar
Gochavank (Arménie)
Les églises du monastère
Noravank d'Amaghou (Arménie)
Hinggi kombu, l'arbre à crânes, ikat chaîne
Kaliuda, Sumba, Indonésie
Motif à l'araignée, ikat trame
Okinawa, Japon
Panneau de soie, ikat chaîne
Boukhara, Ouzbékistan
Coiffe de deuil
Mazières sur Béronne
Tissu de flammé, ikat trame
Charentes, France
Visage
San Juan de la Pena (Aragon, Espagne)
Carré du marais
St-Hilaire la Palud
Bestiaire au portail sud
Aulnay
Saintongeoise
Détail de la coiffe
Détail d'une robe, ikat chaîne
Urgut, Ouzbékistan
Voussure du portail
Foussais

Ce qui a duré
dans la mémoire des hommes,
ce qui fait culture,
paysages de la terre
ou pays de l'esprit,
ce qui peuple le voyage,
les vies, la plénitude,
le patrimoine, ce n'est rien
que ce lien fragile
de ce que nous sommes
à ce que nous devenons.

Selfies

Quelques jours à Istanbul, pour éprouver cette mêlée des cultures qu’on pressentait, mais qu’on n’a rencontrée nulle part ailleurs.

Ville à plusieurs noms, à plusieurs temps, où se sont stratifiés les peuples, Grecs, Juifs, Arméniens, Seldjouks, Turcs… Ville entre les mondes, Europe, Asie, qui les rassemble, qui les sépare. Lieu maintenant du tourisme de masse comme on dit – des hauteurs près de la mosquée Suleymaniye on voit ces grands navires de croisière déverser des milliers de gens. Trois petits tours, et puis s’en vont… Comme nous, sauf qu’ils vont plus vite, minutés par le tour-opérateur. Cherche-t-on vraiment quelque expérience dans le voyage aujourd’hui ? Ne fait-on pas que suivre le mouvement, celui des foules qui laissent derrière elles leurs dollars ?

Bonheur des patrimoines qui disent les talents multiples des hommes et leur précarité. L’Hippodrome et les colonnes de Théodose – encore les débuts de Constantinople – voisinent avec la Mosquée Bleue, à deux pas de Sainte-Sophie. Tout est ici immensément paisible. De la terrasse de l’hôtel où l’on prend le déjeuner, on regarde, dans la lumière du matin, intensément, ces bâtiments qui émergent de l’arrière-plan de la ville avec, derrière eux, les irisations du Bosphore et les prémices bleutés de la mer de Marmara. On pense à toutes les créations des cultures, des plus anciennes aux livres d’Orhan Pamuk, qui ont façonné cette urbanité, et la mémoire des hommes sur elle. Il reste peu de traces des conflits, on se prend même à croire aux dialogues, la mosquée de l’islam s’inspirant des coupoles des églises de Byzance, on imagine les Arméniens encore présents dans leur génie de l’architecture… On voudrait la pureté des icônes, cet effort intérieur dans la distance de l’image vers l’au-delà d’elle-même, assemblée avec celle des motifs sur les carreaux de céramique, ou celle encore des volumes et des arcs des mosquées qui peuple le silence. On perçoit les différences, mais aussi ce vouloir commun de dépassement, un mouvement semblable de l’énergie humaine vers la quête essentielle.

Mais on n’échappe pas à la foule d’aujourd’hui, à ses diktats, à ses gestes qui nous révèlent. Visite de la Mosquée Bleue, foule compacte, chacune, chacun tenant sa paire de chaussures dans le sac fourni à l’entrée. Sacs de chaussures, et tout autant la multitude des perches, avec au bout le téléphone pour les selfies. Chacune et chacun qui se cadre, moi dans la Mosquée Bleue, moi dans la cour de la Mosquée Bleue, moi avec la moindre bribe d’Istanbul sur l’image… Forêt de tiges métalliques au-dessus des silhouettes, les touristes ne sont là que pour eux-mêmes, pour laisser leur seule trace devant le génie humain, moi devant Sainte-Sophie. Combien de centaines d’images vont fleurir les pages Facebook avant ce soir ? Fleurir ? Est-ce le bon terme, pour cette contagion mimétique totalement insensée ? Comment peut-on faire culture, en ne regardant que soi ? Le patrimoine n’est plus qu’un argument dans l’arrière-coin de l’image. De quelle séquelle de réalité l’image atteste-t-elle ?

Le lendemain, sur le pont de Galata, même profusion des selfies, il faut esquiver celles et ceux qui regardent en l’air. Ici, ce sont les jeunes turcs musulmans qui s’adonnent au nouveau rituel, qui n’a plus rien de sacré. L’Islam, qui tenait en laisse l’image, est submergé par les GAFAM - ces hordes conquérantes du numérique – qui réussissent cette percée du mimétisme à grande échelle, dans l’inanité de l’ego et de l’instant. Chacun s’engloutit en soi-même, en se voulant phare séduisant pour les autres, générateur d’une traînée de poudre à son profit.

Dernier moment du séjour, nous voici à la Yeni Camii, la Mosquée Neuve. Peu de monde, à cette heure du matin. Après la cour, l’ample silence des coupoles sous la lumière tamisée, la grandeur, et le corps immergé dans ce qui le dépasse, comme toujours quand l’architecture vous mène ailleurs. Ne rien dire, mais chercher en soi ce qui fait l’amplitude. Tout au fond de l’espace de prière, dépouillé, devant le mur de qibla, tourné vers La Mecque, un homme assis au sol, la calotte sur la tête. On le voit de dos, il a les mains sans doute resserrées en attitude de prière. À quelques mètres à droite, toute voilée de noir, une femme prend avec son téléphone une photo, elle n’a pas de perche, et c’est sans doute son compagnon seul qu’elle cadre. Selfie par procuration, lui dans la mosquée. Que sait l’image, de la prière elle-même ?


En mai 2015.

Écriture 5 janvier 2022

selfie istanbul 

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